Abdellatif Kechiche, conteur oriental amoureux des femmes. Il les révèle, les dévoile en s'attardant sur leur visage, faisant ainsi chuchoter ou au contraire vociférer la nature muette de leur regard, de leur sourire, captant jusqu'à l'esquisse d'un trait ponctuant un sentiment invisible. Il réalise ici un roman d'apprentissage sur fond de naturalisme moderne en deux chapitres : d'abord la formation à la vie puis l'expérimentation. En effet, Adèle 17 ans, élève sérieuse et passionnée de littérature se rend compte pour la première fois, qu'à l'instar de la Marianne de Marivaux, il lui manque quelque chose à son coeur, et que sans cela il lui est impossible de devenir femme. Ce quelque chose n'est évidemment rien d'autre que l'amour, amour du nom d'Emma, qu'elle croisera par hasard et qu'elle vivra intensément par la suite. Premier baiser, premier sentiment, première fois, première rupture, première perdition... Circonstances qui viennent à propos dans la vie d'Adèle pour lui offrir ses premiers cours d'éducation sentimentale.

C'est au travers des salles de cours, et notamment le cours de littérature, qu'Adèle va suivre sa formation à l'amour, à la vie. Tous les auteurs et les passages cités en cours préfigurent avec exactitude son émancipation, ils lui tracent en quelque sorte le chemin qu'elle doit emprunter pour combler le manque qui lui pèse de l'intérieur. Ces rites de passage sont inéluctables. Les premiers mots dits dans le film sont "Je suis une femme", tiré d'un roman de Marivaux, La Vie de Marianne - écrivain cher au coeur de Kechiche. Adèle les entend profondément, elle se livre alors corps sans âme dans les bras d'un beau jeune homme charmé mais se rend très vite compte qu'il n'est pas ce quelque chose qui manque à son coeur. Elle l'abandonne et poursuit sa quête. Retour en classe, cette fois-ci nous parlons de La Princesse de Clèves, roman de Mme de La Fayette, qui inaugure l'ère du roman psychologique, l'extrait choisi est la rencontre et le coup de foudre soudain lors du bal entre la princesse de Clèves et le duc de Nemours. Peu après, Adèle croise pour la première fois Emma et tombe immédiatement amoureuse. Elle s'émerveille en écoutant son prof décrire l’énergie et la fermeté avec laquelle Antigone résiste. Un vers de Francis Ponge, qui joue avec la signification intellectuelle accordée au mot "vice" et de son sens premier pour en faire une affirmation de soi, un fondement et un substrat naturel. Kechiche nous dit quelque part que le savoir sauve la vie et nous sauve de la vie, qu'il est absolument nécessaire de savoir pour devenir...

Arrive la première scène de sexe entre les deux jeune femmes. La première fois entre Emma et Adèle. Elles ne connaissent pas leurs corps, elles les ont seulement imaginé et maintenant elles les découvrent avec passion et curiosité. Les corps, les coeurs et la camera de Kechiche ne font qu'un, Adèle, candide du sexe, fait tout et donne tout pour prouver à l'être aimée son dévouement le plus total. Elles s'embrassent, se mangent, avec férocité, se doigtent, s'aiment violemment, se baisent, s'aiguillonnent avec un désir impatient et insatiable. Les corps suent, les larmes coulent, elles guettent l'orgasme qui se fait de plus en plus entendre à travers leurs râles et leurs tapes sauvages sur les fesses et les cuisses... Adèle apprend de sa maîtresse (dans les deux sens du terme). C'est cru, c'est physique, métaphysique, saisissant, étourdissant, éblouissant mais jamais vulgaire. La lumière, les couleurs sont renversantes, tout autant que les corps fatigués d'amour. Un tableau époustouflant capable de convertir n'importe quel allergique à l'art complètement malade, malade comme l'était Stendhal.

La deuxième scène de sexe entre Adèle et Emma, sera différente. Comme dans la vie, les sentiments évoluent et influent sur la manière d'aimer, et de montrer cet amour en dessous de la ceinture. Les corps seront plus décomplexés, la manière de faire sera plus ludique et assumée, et la beauté davantage éclatante. Cette scène surviendra après un repas de famille, un repas qui eût lieu dans le foyer d'Emma et que Kechiche prend plaisir à filmer.

Il faut savoir que chez les orientaux, le rapport à la nourriture est différent de celui des occidentaux. Dans les pays du Maghreb par exemple, manger signifie plaisir, partage et communion. Passer à table est un moment important, et quasiment un élément fondamental à la religion islamique. Cela prend encore plus d'importance après une journée de jeûne durant le mois du ramadan. La Sadaka (l'aumône en français), qui est omniprésente dans l'année, est d'ailleurs souvent un repas. Cette dimension mystique, spirituelle du rapport à la nourriture est un peu la madeleine de Proust du réalisateur, et elle semble influer considérablement sur son cinéma. Nous avons déjà pu le constater en 2007 avec le délicieux film La Graine et le mulet, dans lequel Kechiche filme un repas de famille de façon sensuelle et gargantuesque. En l'occurrence, dans la Vie d'Adèle il y a deux scènes de repas, des scènes qui mettent en évidence l'extrême différence sociale des foyers respectifs des deux jeunes femmes. Une dans laquelle Emma présente Adèle à ses parents, cette dernière découvrira à cette occasion les saveurs de l'huître, malgré un a priori sur le goût fondé sur la texture visqueuse, elle appréciera et en redemandera (les apparences nous mentent, comme dans le poème L'Huître de Francis Ponges, figurant dans le recueil Le Parti pris des choses). Évidemment, pas besoin de préciser que c'est aussi la métaphore du sexe féminin et du cunnilingus. L'autre scène se déroule dans le foyer d'Adèle, foyer dans lequel on ne mange pas des huîtres mais des spaghettis, dans lequel la sécurité d'un emploi est primordial, d'ailleurs les parents d'Adèle disent clairement que vivre d'art ce n'est pas avoir un vrai métier... Une véritable stratification sociale établie en quelques mots et symboles.

Plus tard, après une violente ellipse qui laissera passer environ trois années de la vie d'Adèle, nous nous retrouvons chez Emma, artiste peintre. Elle est entrain de reproduire sur toile le corps entièrement nu de sa muse. Adèle, cigarette au bec est magnifique mais contrairement aux images que nous avions quittées pour nous retrouver ici, les corps ne fusionnent plus, les deux femmes se retrouvent séparées par un trépied qui présage une séparation irréversible. Emma est entrain de dessiner sans le savoir ce qui restera plus tard l'unique preuve tangible d'un amour, du premier amour. D'ailleurs à la fin du film, nous pouvons constater que la toile reste mais le modèle s’éclipse. Elle a mal, elle porte une robe, elle est femme, ou du moins elle y ressemble... Une chose est sûre, c'est qu'il manque quelque chose à son coeur. Encore...
Arlaim
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le 13 oct. 2013

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Arlaim

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