La Tortue rouge
7.2
La Tortue rouge

Long-métrage d'animation de Michael Dudok de Wit (2016)

L’animation a toujours eu cet avantage sur la prise de vue réelle d’être le terrain d’une liberté illimitée. Par elle, le fantastique est devenu la norme, et longtemps, elle resta cantonnée à ce rôle de féerie enfantine, pour le meilleur, à ses origines, et le plus formaté sous le règne des métrages numériques.
Michael Dudok de Wit, remarqué pour des courts métrages déjà singuliers, offre avec La Tortue Rouge le fruit d’une quasi décennie de travail, entre l’écriture et l’animation. Ce rapport au temps et à la dimension artisanale n’est pas qu’une méthode, c’est aussi un idéologie, qui transpire à chaque plan de la fable philosophique qu’est son œuvre.


Il est difficile de déterminer la spécificité visuelle de La Tortue Rouge : les décors, relativement simples, attestent d’un dessin à l’ancienne, sur papier fusain, à l’aquarelle ou par une ligne claire (la bambouseraie) qui rappelle la bande-dessinée. Nul travail ostentatoire, mais une quête de la justesse et de l’équilibre pour immerger le spectateur dans une robinsonnade assez classique dans son exposition.
De cette contemplation surgit déjà la grâce : sur cette île, par la solitude, sourd une attention portée à sa vie et son immanence : la magie du mouvement confère à cet univers une évidence assez stupéfiante : les irisations de l’eau sur la grève, la pluie sur les feuilles, la solidité d’un roc chauffé par le soleil au zénith… autant d’éléments qui figent le temps d’une nature éternelle, au sein de laquelle l’homme n’est qu’un invité éphémère.


Car l’ambition est celle d’une fable universelle : en dérivant vers un élément fantastique, sans ancrage temporel, par l’absence de langage, Dudok de Wit propose une réflexion sur la cohabitation entre l’homme et son milieu, loin du survival annoncé. Dans L’ïle nue de Shindo, l’absence de parole accentuait ce rapport laborieux à la terre : l’île ici présente est aussi accueillante qu’elle a ses propres règles : l’homme ne parvient pas à la quitter, et celle qui l’en empêche sera aussi celle par qui la vie harmonieuse, voire symbiotique, sera rendu possible.


Il fallait passer par cet état contemplatif, ce délestage passionnel, pour se mettre dans des conditions de réceptions propice à l’émotion à venir. Dès lors, la magie d’une métamorphose comme on en trouve dans les mythes, ou les échappées oniriques des divers personnages deviennent l’occasion d’un lyrisme puissant, porté par la très belle musique de Laurent Perez del mar, souvent assez proche de celle d’Hisaishi, et accroissant la marque Ghibli du projet.


Dans la simplicité la plus grande, la course des crabes amuse, la nage des corps dans l’immensité océanique bouleverse.
Dans les évolutions prises par le récit, dont l’amplitude temporelle croît de façon exponentielle, la robinsonnade devient le parcours d’une vie, et la fable prend la teinte mélancolique d’un rapport non plus au monde, mais au temps : de ce point de vue, on comprend la place de producteur créatif occupée par Isao Takahata, et les convergences entre cette œuvre et La princesse Kaguya : pour les deux, il s’agit de prendre conscience de la beauté du monde avant d’avoir à le quitter.


80 minutes d’éternité justifiaient bien cette lente maturation : on est prêt à attendre une nouvelle décennie pour en découvrir un nouveau fragment.

Sergent_Pepper
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Nature, Animation, J'ai un alibi : j'accompagnais les enfants., Philosophie et Les meilleurs films d'animation (dessins, 3D, etc.)

Créée

le 25 juil. 2016

Critique lue 5.4K fois

175 j'aime

18 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 5.4K fois

175
18

D'autres avis sur La Tortue rouge

La Tortue rouge
Shania_Wolf
7

Une île de poésie dans un océan de blockbusters

Extrêmement épuré, dans l’histoire, l'image comme le son, La Tortue Rouge promet une expérience apaisante, suspendue au-delà du temps. Un instant de poésie dans ce monde de brutes, mais dont les...

le 28 juin 2016

104 j'aime

3

La Tortue rouge
Feihung
5

C'est très beau mais...

A la sortie de la salle j'étais partagé, très partagé même. Le film dispose d'une direction artistique vraiment de toute beauté, l'animation est réussie, la bande son est vraiment en accord avec le...

le 5 juil. 2016

72 j'aime

6

La Tortue rouge
fyrosand
9

Seul au monde ... Enfin presque .

En coopération avec le Studio Ghibli, Michaël Dudok De Wit nous livre un superbe film d'animation métaphorique et symbolique dans lequel tout est conté avec la musique et le visuel, sans aucun...

le 29 juin 2016

70 j'aime

11

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

765 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

699 j'aime

49

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53