À l'annonce des années 80, ils sont venus, ils sont tous las... Entretenant le même entre-soi pathétique, répétant machinalement la même parade verbeuse, le même nombrilisme, riant aux mêmes blagues éculées, se gargarisant d'une même culture surannée, les intellectuels italiens pensent dominer leur époque comme cette terrasse baroque, ce lieu des vaines retrouvailles, qui toise de haut la ville de Rome. Mais plus personne ne les regarde, plus personne ne les écoute, leur petit manège tourne à vide comme cette comédie italienne, naguère si populaire, mais qui dorénavant ne fait rire plus personne. La Terrazza d'Ettore Scola est un film à part, un film bilan de la génération « Nous nous sommes tant aimés » : les années 70 ne sont plus, ceux qui autrefois voulaient changer le monde sont dorénavant démodés...
Même si Scola continua de tourner par la suite, des reconstitutions historiques notamment, La Terrazza a tout de l'œuvre dernière : dernière comédie italienne, derniers rires, dernières amertumes, dernier regard lucide porté sur une époque révolue. Le bilan qu'il écrit à ainsi vocation de testament, tirant le trait sur un genre qui l'a vu naître tout en espérant, peut-être, voir son flambeau être repris par la nouvelle génération.
Ainsi, La Terrazza exhibe ouvertement les atouts de la comédie italienne, faisant défiler les visages familiers (Gassman, Tognazzi, Mastroianni, Trintignant...), commémorant les grands noms anciens (Fellini, Sordi, Totò...), calquant sa narration sur celle du film à sketches (chaque retour sur la terrasse sera l'occasion de suivre un nouveau personnage), afin de nous faire percevoir son échec probant : la génération des Scola et consorts (Risi, Monicelli...), celle qui a porté haut les couleurs de la comédie italienne, n'a pas su empêcher la maladie dont souffre la société dans son ensemble. Le propos, autrefois vigoureux, a fini par s’essouffler, se caricaturer, avant de perdre tout son sens. C'est ce que nous indique malicieusement Scola, au début du film, à travers l'échange forcément emblématique entre un producteur et son scénariste : tandis que le second veut parler drame et réalité sociale, le premier n'a qu'un leitmotiv en tête : « il faut faire rire ! ». Rire de tout et surtout de rien, comme si la comédie italienne avait perdu sa vocation première qui était, sous couvert d'ironie, d'interpeller la société sur les dangers qui la guette. Maintenant, ces derniers ont gagné ; l'individualisme, le consumérisme et la corruption sont légion, les monstres sont aux portes du pouvoir. La génération il Cavaliere arrive.
On retrouve alors le sens du trait, le sens de la satire, grinçant sans être méchant de Scola et de ses comparses, les fameux Age et Scarpelli. À travers la valse des personnages, tous des intellectuels quinquagénaires, vont se dessiner en filigrane les désolant portraits de ceux qui sont censés éclairer ou guider l'opinion publique. Le pouvoir politique, tout d'abord, est égratigné avec le personnage incarné par Gassman. Scola met en parallèle ses déboires amoureux avec ceux de son parti, afin de nous dévoiler le visage d'un homme qui n'a jamais su assumer ses convictions. De la même façon, le pouvoir médiatique est vilipendé avec les personnages de Mastroianni et Reggiani (presse écrite et télévision) qui s'intéressent moins aux autres qu'à leur petite personne. Le pouvoir culturel, enfin, n'est guère mieux loti avec le personnage incarné par Tognazzi qui finit par renier ses principes en soutenant financièrement un cinéma qui n'a plus rien de léger ou de populaire.
Avec La Terrazza, incontestablement, la chair est triste, l'amertume intense et le constat cinglant : tous ces hommes, qui ont fait l'Italie d'hier, ont failli. Par manque d'ambition ou de courage, pour ne pas perdre des acquis ou déplaire à une maîtresse, ils ont renoncé à leur intégrité, à leur valeur, à leur combat, pour n'être plus que l'ombre d'eux-mêmes, des caricatures tout juste risibles. Bien souvent Scola vise juste, soulignant l'impuissance de ces hommes (sociale ou sexuelle), la résignation qui est la leur, tout comme leur aboulie. Et même si on peut regretter une mécanique parfois trop visible et redondante (les allers-retours sur la terrasse, l'aspect répétitif des portraits), on pourra apprécier comme il se doit ce sens du visuel éminemment suggestif (le doigt d'un scénariste passant au taille-crayon et la ritualisation ridicule des réceptions suffit à évoquer l'idée d'une génération archaïque, incapable d'évoluer), ou encore ces reparties finement ironiques (l'échange des passants qui fait écho à la critique mondaine, l'hypocrisie des spectateurs assistant à ce « nouveau » cinéma).
Loin de s'abandonner au pessimisme le plus complet, Scola reporte plutôt joliment tous ses espoirs sur les femmes et la nouvelle génération. La gent féminine, en effet, est mise à l'honneur tout au long de l'intrigue avec des personnages libérés de l'emprise masculine et qui sont totalement en phase avec leur temps : elles décident de tout, de leur carrière comme de leur histoire de cœur. Scola représente subtilement leur profonde liberté en les faisant arriver en retard à la soirée, en filmant leur improvisation dans un spectacle figé par le temps. Quant à la jeune génération, Scola espère simplement qu'elle ne suivra pas l'exemple parental. C'est ce que nous indique magnifiquement l'ultime séquence : pendant que la soirée se prolonge, les jeunes amoureux prennent leurs distances pour vivre leur histoire, laissant les anciens à leur propre cacophonie. Désespérément égocentriques, ces derniers ne se rendent même pas compte que le temps a changé, que les temps ont changé : la pluie, qui s'abat alors, est celle de leur propre débâcle.
(6.5/10)