Pour son retour en France où il finira sa carrière par une succession de quatre chefs-d’œuvre, La Ronde, Le plaisir, Madame de… et Lola Montès), Max Ophüls s’offre un casting d’exception réunissant ce que le cinéma hexagonal compte de plus prestigieux, pour un film à sketches adapté d’une pièce de Schnitzler (qu’il a déjà porté à l’écran dans Libelei en 1933, et qui sera aussi l’auteur à l’origine du Eyes Wide Shut de Kubrick).


10 personnages, 20 couples, autant de situations variées et de classes sociales, pour un constat désabusé sur les affres du désir : c’est déjà le prétexte pour un regard acéré sur les badinages, qui tout en jouant habilement avec les non-dits et les ellipses, ne parlent de rien d’autre que de la satisfaction sexuelle et la tristesse qui l’accompagne. Alors que le film est amputé de 20 minutes par les producteurs et que les ligues de vertu hurlent à l’interdiction pure et simple pour un film qui sera de loin le plus grand succès français du cinéaste, force est de reconnaitre que le résultat ne se limite pas à de la polissonnerie libertine, mais dérive habilement vers l’étude morale.


Car on nous annonce clairement dès le départ le traitement qui sera infligé à cette succession de coucheries. Les hommes, nous dit-on, ne voient qu’un aspect de la vérité. Ici, on voit en rond, et l’on sait tout. La structure du film, qui fonctionne par concaténation (La femme 1 couche avec l’homme 1, qui la quitte pour la femme 2, qui aura une aventure avec l’homme 2, etc.) nous donne en effet un surplomb en habile contradiction avec les élans du désir. Chaque personnage joue à une quête de l’autre ou un don de sa personne contredits par le fait que l’un a déjà fait cette comédie auparavant, et que l’autre s’y adonnera peu après auprès d’un nouveau partenaire…
De ce point de vue, la pléthore de comédiens constitue déjà en soi un régal pour le spectateur, car ils s’évertuent à jouer des acteurs, la plupart du temps assez médiocres dans leurs manipulations et leur recours mensonge. Mention spéciale à Danielle Darrieux, qui excelle en femme mariée mimant la pruderie avec son jeune amant avant de se révéler blasée au côté de son mari dans la chambre conjugale. Cette scène, modèle de mise en scène et d’écriture dans l’espace, (qui voit par ailleurs cohabiter un couple prénommé Charles et Emma, subtil clin d’œil au roman de Flaubert), est un régal qui devrait être étudié dans toutes les écoles de cinéma.


Sur ce ballet des médiocrités, Ophüls pose un regard éblouissant ; tout d’abord par l’entremise de son maître de cérémonie (Anton Walbrook, délicieux), un ajout par rapport à la pièce originale qui va permettre toutes les audaces. Faisant le lien entre les différentes saynètes, il les commente par un art de la transgression narrative tout à fait jubilatoire : en intervenant comme personnage d’arrière-plan, en activant la machine du carrousel central, il est la figure de l’auteur.
Mais Ophüls ne s’arrête pas là, et avec une modernité tout à fait radicale pour son époque (nous sommes en 1950), va pousser la mise en abyme sur le terrain cinématographie. L’extraordinaire plan-séquence initial en témoigne : déambulation dans un studio, ce dévoilement des coulisses exhibe le film en tant que tel et crée une complicité émerveillée du spectateur, qui voit les rouages de la machine rutilante et n’en devient que plus avisé. Ainsi des interventions du narrateur, qui créera une ellipse magique en prenant un personnage par la main, explicitera la panne sexuelle, et ira jusqu’à couper de la pellicule aux ciseaux pour censurer un passage licencieux…


Par ces traitements, La Ronde pourrait se révéler une terrible machine à lucidité, qui se limiterait à jeter sur ces couples éphémères un regard d’une amertume et d’un cynisme absolus. C’est certes un peu le cas, et la fable est cruelle la plupart du temps, piétinant le vrai du sentiment amoureux sous la satisfaction de fantasmes à court terme.


Comment expliquer, dès lors, la jubilation du spectateur ? Certes, le film est aussi une réflexion sur le voyeurisme et la cruauté du spectateur, des thématiques qui seront encore accentuées dans le dernier film du cinéaste, Lola Montès. Mais il génère aussi un plaisir beaucoup plus pur : celui du rire, témoin lucide de nos petites malices d’individus souvent bien seuls et prêts à se mentir à soi-même, mais aussi, et surtout, d’un sourire émerveillé face à la splendeur de toute cette valse.


Cinéaste du mouvement, Ophüls crée un écrin sublime pour ce fond cruel, par des travellings superbe, une lumière délicieusement artificielle et un sens du cadre qui sépare davantage les amants qu’il ne les fait fusionner. Ce qu’il manque de chair à ses marionnettes est, en un sens, compensé par les merveilles formelles du regard qu’il porte sur eux, et qui colore son cynisme d’une tendresse tout à fait authentique.


C’est aussi à cela qu’on reconnait une grande œuvre : par l’échange fertile qui se crée entre son fond et sa forme. Très sous-estimé de son vivant, Ophüls était considéré comme un formaliste baroque sans réel propos. Ce film, et les suivants, contredit violemment cette idée reçue : on a rarement vu des mouvements de caméra dotés d’une telle empathie. Le mouvement est celui du désir et de ces vertiges, qui, bien que mensongers et dirigés vers une inéluctable déception, n’en sont pas moins réellement éprouvés par les personnages dans le présent aveugle de leur élan.


En découle la question fondamentale du temps, omniprésent dans le film : course folle, dans laquelle on demande sans cesse l’heure, bien souvent sans écouter la réponse, La Ronde montre qu’il est toujours bien trop tard (onze heures passées signifie minuit moins cinq à deux reprises…) et que le post coitum sera forcément une phase de tristesse à effacer par la renaissance d’un nouveau désir. Mais c’est aussi, par cette structure circulaire, l’occasion pour le cinéaste de créer une bulle refermée sur elle-même. Le narrateur l’affirme clairement : J’adore le passé. Il est bien plus paisible que le présent et bien plus certain que le futur. Pour Ophuls, contraint à plusieurs exils du fait de la barbarie qui va défigurer le XXème siècle, on comprend la nécessité de situer son intrigue dans la Vienne du début du siècle. Une période où l’on peut s’adonner au plaisir. Certes, le regard porté sur lui en montre toutes les limites et en dénonce le caractère éphémère. Mais celui éprouvé par le spectateur est, quant à lui, voué à se répéter sans mesure à chaque visionnage de cette Ronde éblouissante, qui tourne depuis bientôt sept décennies.


Présentation détaillée et analyse en vidéo lors du Ciné-Club :


https://youtu.be/q9CPCsQeRBc

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le 24 juin 2014

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