Vaudeville et automates : la téléréalité avant l'heure

J'ai toujours eu une certaine appréhension avant d'entamer un grand classique : le noir et blanc, une certaine austérité par rapport au cinéma actuel, un jeu d'acteur déstabilisant très emprunté au théâtre, des réputations bien installées,...


Appréhension qui cependant tend sérieusement diminuer après des expériences très positives comme Au Hasard Balthazar de Robert Bresson, La vie est belle de Frank Cappra ou encore La Nuit du Chasseur de Charles Laughton.
Malgré un décalage certain avec les canons du cinéma actuels ou de celui avec lequel j'ai grandi dans les années 90-2000, certains films arrivent à transcender le temps et marquer profondément le cinéma.


Si la notion de classique pouvait me sembler pompeuse et rebutante dans un premier temps, force est de constater qu'au fur et à mesure, de regarder des films, de m'intéresser aux réalisateurs et leurs collaborateurs, un détour par ces fameux classiques me devient "nécessaire".
"Nécessaire", que ce soit pour voir une période différente de l'Histoire à travers le cinéma, pour voir l'évolution de la technique cinématographique ou encore pour mieux saisir les inspirations et influences du cinéma actuel que j'apprécie.


La Règle du jeu rentre à mon sens dans cette fameuse catégorie.


Au théâtre ce soir...


Cette petite appréhension m'accompagnait donc en ce début de film et a commencé à croître rapidement quand j'ai entendu ce fameux accent français d'un autre âge, avec un jeu d'acteur très proche du théâtre, et notamment ce regroupement de protagonistes dans le domaine de campagne, dans le plus grand respect du vaudeville. Autant dire tout pour me hérisser le poil.
Cependant, cet aspect théâtre va finalement être radicalement efficace que ce soit dépeindre ces personnages de façade cachant tous un vide béant, montrer l'hystérie collective qui va peu à peu gagner nos protagonistes et l'immense vacuité de cette société aristocrate mourante, peu avant le début de la guerre.


De plus, la passion du marquis pour les automates me semble une belle façon de montrer en filigrane que nos personnages ne se comportent pas bien différemment de ces poupées mécaniques, en répondant à des codes précis. Cela est également lourdement souligné par le personnage du général, saluant à tous va le flegme des protagonistes (à comprendre leurs mouvements hypocrites) et se lamentant sur la fin d'une époque.


Enfin, cette mise en scène permettra permettra de superbes séquences avec notamment une belle mise en abîme, lors de la représentation théâtrale (mention spéciale au passage de la danse macabre) et la fameuse scène de chasse.


Clinique du vide


La réalisation froide mais efficace (la caméra me semble assez mobile sur certains plans pour l'époque) complètera cette mise en scène théâtrale pour aborder à mon sens le thème principal du film : le vide de ces personnages et la vacuité de leur existence.
Je lis sur plusieurs critiques que Renoir est à la fois tendre et cynique avec ses personnages. J'ai pour ma part beaucoup de mal à voir cette tendresse.
L'accent est posé sur leurs multiples défauts, et ce même collectivement, de concert, pour la résolution finale.


Tous se contenteront assez confortablement de cette version d'accident de chasse où Durieux perd la vie. Schumacher, le meurtrier, reprenant même du service rapidement après avoir été congédié quelques minutes plus tôt, pour un motif très similaire et assez annonciateur !


Tous les personnages sont dépeints sous un jour peu fameux ou n'ont de qualité qu'en surface : diva qui accorde son amour au premier venu, le marquis plus ému par ses automates que par ses congénères, la maitresse manipulatrice, le héros national naïf et niais perdu entre ses sentiments et un code d'honneur désuet ou encore le meilleur ami benêt boudeur et enfantin, et j'en passe...


Plusieurs éléments, viennent à mon sens soutenir cette thématique du vide d'une manière fine mais évidente : la passion du marquis pour les automates, jusqu'à cette fameuse pièce démesurée, exhibée devant l'assistance et qui sera finalement le point de départ puis l'accompagnement musical insupportable d'une scène d'hystérie collective percutante, allant jusqu'à s'enrayer au final.


Vide encore dans les sentiments que les personnages se portent, surtout au niveau amoureux, avec des déclarations d'amour à tout va, devenant caduques la minute suivante.
Même dans la violence, les coups échangés seront oubliés aussi sec et l'on se baladera ensuite tranquillement en costume, devisant sur l'honneur et l'intégrité de son opposant.


Et enfin au milieu du film comment ne pas revenir à cette scène de chasse : froide, silencieuse, où l'on tue mécaniquement du gibier rabattu et vulnérable. Nos aristocrates du Dimanche, isolés à leurs postes, nous montrant alors leurs vrais visages, inexpressifs, appliquant froidement la mécanique des codes qui les guident.


La Règle du jeu , en dépit de son début qui m'effrayait, est à mon humble avis, à la hauteur de sa réputation.


Malgré son classicisme, le film me semble d'actualité et je me permettrai un parallèle avec la téléréalité. En effet, dans le dernier tiers du film, une assistance sera présente dans le domaine, et sera témoin de la majorité des évènements.
Ainsi comment ne pas penser aux Marseillais et compagnie, devant toute cette agitation stérile, ces conflits passionnés s'éteignant aussitôt qu'ils ont débuté, ces sentiments proclamés haut et fort à tout va mais semblants creux et faux, le tout devant une assistance passive et contemplative, paraissant indifférente et au mieux vaguement divertie par toute cette pagaille et finalement bien peu concernée...


Ainsi, je pense toujours nécessaire cette exploration du cinéma "classique", permettant non seulement de voir de bons films mais également d'avoir un éclairage parfois inattendu sur des sujets biens actuels...

Tom_Méchant
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le 27 mars 2022

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Tom_Méchant

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