Je trouve injuste de réduire La Pianiste à la simple mise en scène de maladies mentales et de perversions inavouables. La réalité décrite par M. Haneke me semble plus complexe et plus générale ; il me semble s'agir de la profonde incompatibilité entre désirs et réalité, entre idées et actes, entre fantasmes et mise en œuvre.


Erika, professeur de piano au conservatoire de Vienne, esprit brillant parmi les brillants, sensible à la profonde beauté de la musique allemande, ressentant dans toutes les fibres de son être chaque note et chaque nuance avec ce qui n'est visiblement rien moins que du génie, est dans le monde ce qu'on peut appeler un pur esprit, n'envisageant l'univers que sous une forme rationnelle, accessible, compréhensible par l'intelligence et assimilable par elle. Elle incarne la pensée kantienne, socratique, la primauté de l'Idée. Cela se ressent dans la moindre de ses actions : l'absence de honte ou de gêne lorsqu'elle visite les cabines des sex-shops, la description hyper détaillée de ses désirs dans sa lettre interminable, sa méticuleuse préparation de tous les accessoires nécessaires à leur réalisation. Même cette scène un peu étrange avec la lame de rasoir, que j'ai personnellement interprétée non pas comme du masochisme sexuel mais comme une manière de simuler la menstruation, car elle semble en être dépourvue, étant au choix stérile ou trop occupée des choses de l'esprit pour simplement ovuler.


À elle, s'oppose Walter, le jeune dilettante brillant à qui tout réussit, dont l'hédonisme un peu forcé est manifeste dans sa propension à voleter d'un endroit à l'autre comme un papillon ivre, qui réussit à infiltrer l'univers d'Erika par la seule chose qui les unit, la musique, mais d'une manière très désinvolte, uniquement guidé par son désir. Et c'est là qu'on comprend ce qui les oppose, et dans quel camp se trouve la vraie folie : Walter incarne la philosophie matérialiste, spinozienne, dans laquelle l'Idée n'a aucune valeur et les Hommes ne sont guidés que par leurs passions, leurs pulsions.


N'oublions pas que ce film montre un viol, avec toute l'horreur que cela sous-entend, malgré le contexte pour le moins ambigu. Quand Erika comprend les implications réelles de ce qu'elle a demandé dans sa lettre, avec tous les "s'il te plaît" de rigueur pour celle qui pensait que le désir et le sexe étaient comme une conversation de salon, elle tente de faire demi-tour, en vain. Car elle s'est piégée elle-même et n'a plus en face d'elle qu'un jeune homme déchaîné, ayant abandonné tout contrôle et toute raison, dont le but unique est désormais d'assouvir son désir à tout prix. Cette fondamentale dissonance entre idée et réalité se retrouve même dans la tentative finale de suicide : sans doute la pianiste imaginait-elle que son sein s'ouvrirait pour recevoir le couteau jusqu'à son cœur, mais la matière même de son corps, sa chair palpable, résiste et elle ne parvient qu'à se décorer d'une médaille sanglante parfaitement ironique.


Haneke signe un film presque cosmogonique d'une subtilité discutable mais dont la construction est remarquable. Le choix d'Isabelle Huppert pour incarner cette héroïne de la raison est parfait, l'actrice ayant sur son art la même approche intellectuelle. Benoît Magimel, avec sa tête de petit con premier de la classe, est lui aussi admirable dans le rôle du seul personnage qui soit vraiment horrible et fou. Quant à Annie Girardot, elle campe une mère qui ne tombe pas dans la caricature mais dont on ressent tout le pouvoir de nuisance.


Avec ce film, je découvre Haneke, et j'ai l'impression qu'il a beaucoup de choses à dire, des choses extrêmement violentes mais sur un ton parfaitement calme et contenu. Suite du programme : le Ruban Blanc.

Anonymus
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le 11 mai 2012

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