"Comme cette femme a dû souffrir !" Le commentaire est fameux : il émane d'un ouvrier de Copenhague qui assista à la première du film de Carl Dreyer, et donne une idée du degré d’identification et d'engagement présidant à l’expérience de son visionnage. La singularité de l’œuvre, ce qui la place hors de pair, c'est qu'elle néglige le mouvement, la durée, la composition des faits, pour ne mettre en lumière que la partie affective des êtres. C'est le récit de Jeanne d'Arc reconstitué par des états d'âme. La caméra n'enregistre pas la surface des choses, elle est braquée droit vers l'intérieur. Elle rebondit de l’Histoire à l’humain, de la souffrance d’un personnage de légende à la tragédie d’une anonyme. Les mots mêmes du procès sont là. Cette question, l’inquisiteur n'a pu la poser avec une autre intention ; cette réponse, Jeanne n'a pu la faire entendre sans cette expression. Il faut imaginer la surveillance, la rigueur, l’exigence que nécessite un tel travail. Un battement de cils qui intervient une seconde trop tôt, une ombre qui tache une paupière, et tout porte à faux. Les visages apparaissent ici comme d'immenses paysages, plats ou ravinés. Lorsque frappe la méchanceté des juges, les sanglots de Jeanne jaillissent si tumultueux et si rapides que ce sont des torrents qui coulent sur les vastes plaines de ses joues ; ses lèvres gercées, quand ne les ferme pas une obstination divine, sont des crevasses ; sa bouche, un cratère qui projette la vérité. Pas un seul des interprètes n'est maquillé : leurs douloureuses géographies — les pores comme des puits — dévoilent des physionomies tourmentées et convulsées. Dreyer scrute le grain de la peau, creuse l’épiderme, les rides, les callosités, à l’affût du moindre frémissement. On peut y prévoir les tempêtes avec une exactitude météorologique. Nerfs, yeux, mentons qui explosent comme des tombes, tonsures, indices jetés à la gorge innocente de la donzelle. Jeanne est une femme simple et têtue. Sale, tondue ras, elle cesse néanmoins de pleurer pour voir quelques colombes se poser sur la coupole de l'église ou se distraire comme une fillette, avec ses doigts, avec un bouton, avec la mouche qui se pose sur la narine du moine. Puis elle meurt, laminée de flammes. On a gardé une de ses petites larmes qui roula jusqu'à nous, dans une boîte de celluloïd. Larme sans odeur, goutte de la source la plus pure.


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La Passion de Jeanne d'Arc est écrit à même le plan. C’est un film fondamentalement réaliste, comme en attestent le poids de la matière, la qualité de sa présence, la concrétude des accessoires, lits, sièges, encrier, poutre, croix, armes, engins de persécution, mais aussi du bouquet d’herbes folles au pied d’un mur blanc ou de la fumée s’échappant des fagots du bûcher. Le style de Dreyer tend à neutraliser l'environnement sans le supprimer. Il s'effectue au long de l'échelle des cadres, conservant aux plans éloignés la charge spirituelle et la vigueur investigatrice du gros plan. Son point de vue accuse les plafonds, coupe les voûtes, les portes, juste en-dessous de leur sommet, change les ouvertures en soupiraux, les fenêtres en lucarnes. La restriction visuelle conduit à tout voir comme au travers de trous de serrure, d’œils-de-bœuf, dans une tension et une angoisse au bord de l’insoutenable. On est avec Jeanne en prison, hanté par les milliers de têtes tondues des suppliciés qui ont traversé tant de siècles. Ce faisant, Dreyer respecte la vocation "centripète" du cinéma qui est de retrouver et de reconnaître l'homme à partir du monde. L'expressionnisme, si on le réduit au seul fait de la déformation, devient ici d’une extraordinaire subtilité : loin de tenir dans les schématisations du lieu, il est tout entier dans ce mouvement de la périphérie vers le centre qui fait l'être plus grand que ce qui l’entoure. Le décor reste toujours parfaitement identifiable malgré son dépouillement et sa stylisation. C’est sa clarté et sa nudité mêmes qui le donnent concrètement à imaginer. Austère, lisse, sublimé, il n’a pas à disparaître quand le flou ou la réverbération du gros plan l’éclipse ou l’éblouit. Il demeure, réduit à un minimum de signes qui sont à la fois sa réalité et son essence, il conserve assez d’éléments visibles derrière la tête du personnage pour y subsister présent. Non seulement on le sait là, mais on voit sa blancheur de chaux, on éprouve sa présence aveuglante, écrasante. La lumière, en effet, ne repose pas sur de gros effets de contrastes. Les ombres sont rares, qui impressionnent furtivement la rétine. Chaque photogramme force l'admiration, mais ne rend en définitive que peu compte du déroulement du film, tant ce que l’image transmet n'est pas quantifiable en termes d'informations. Le regard du spectateur est pris dans un labyrinthe de plongées et de contre-plongées, de diagonales, de décadrages, de positionnements divers, extrêmement mobiles, dont le rythme des enchaînements ébranle les affects.


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À bien des égards, Dreyer réalise ici le film muet "idéal", et on peut se demander si le soupçon de ceux qui y voient une sorte de manifeste n’est pas né de son exacte conformité aux principes et aux canons esthétiques dominants Se persuader par ailleurs que La Passion de Jeanne d’Arc est un film infirme, anhélant désespérément après la parole, revient à postuler que les statues-colonnes, les idoles-troncs des arts archaïques souffrent esthétiquement de leur absence de bras. Bien que les dires de Jeanne se lisent presque tous sur ses lèvres, il n’en demeure pas moins que l’œuvre exige et implique son mutisme afin de le transcender, à la fois en le surmontant (le film donne cette stupéfiante impression de "parler"), et en en faisant l’objet même de son drame : le procès s’identifie à ce déni de justice, ce scandale d’un dialogue refusé. Tout se passe comme si Dreyer avait résolu de renchérir sur les "manques" du cinéma, d'en créer de nouveaux et même de transférer l'insuffisance d'un élément sur un autre. Ce n'est que dans une semblable perspective que le parti de traiter des derniers jours et non de l'épopée de Jeanne peut se comprendre autrement que comme une gageure paradoxale. Avec un film muet, Dreyer aborde un sujet essentiellement parlant : fol orgueil. Le septième art peut tout montrer, son ubiquité spatio-temporelle est l'une de ses vertus spécifiques. Lui la refuse pour le fragment, le détail, le guichet : humilité insensée. Apparemment contradictoires, ces deux mouvements sont en fait complémentaires. Selon les lois d'une économie que la morale et la mystique ne sont pas seules à vérifier, une libération n'est jamais possible sans quelque sacrifice corrélatif. On dit bien que les aveugles doivent à leur cécité une sensibilité tactile et sonore infiniment plus développée que celle des voyants. Il fallait que notre attention fût rigoureusement absorbée par les personnages pour que nous les entendions au-delà même du langage, pour que nous croyions lire leur âme à visage découvert. Comme par le fait de quelque entropie esthétique, l'énergie intuitive s'est transportée d'un sens sur un autre : la vue, contrainte, s'est faite ouïe, l'œil a pu écouter.


La fidélité au texte, la résolution de ne pas déformer les faits rendent inutiles le culte des détails formels, l'étalage des costumes, la couleur anecdotique. Il en va de même pour l’espace naturel, le cinéaste s’étant astreint à ne construire qu’un pont-levis, un gibet, une roue crantée : on est proche d’un Moyen-âge de miniature et de théâtre. Le procès, échelonné dans la réalité sur trois mois, est réduit ici à une journée unique. Ce qui a pour résultat de concentrer et de fortifier l'intérêt dramatique en éliminant des questions vouées, si elles avaient été conservées, à disperser l’attention et à affaiblir la vérité profonde de l'histoire. Une narration littérale de ce qui s'est passé entre Jeanne et ses juges à Rouen se serait noyée dans des redites et aurait atténué la signification essentielle de cet affrontement. Ainsi, en même temps que le cinéaste nous rend contemporains de ses personnages, il nous permet, en refusant le parti-pris du documentalisme, de nous distancier pour interpréter l'enjeu et la portée de l’événement. C’est l’originalité même de cette approche qui exprime le suc ou le fiel d'un temps et d'un milieu, comme une main vigoureuse et experte "exprimerait" le suc d'un fruit. Elle est celle d'un imaginaire à la fois lyrique et satirique, qui voit et qui communique d'une part la fruste grandeur d'une fille de la campagne, d'autre part la duplicité, le dogmatisme pervers, le sadisme latent d’une cour de justice ecclésiastique. Le tribunal, loin d’être un guignol monstrueux, s’accorde avec ce que l’on sait aujourd’hui de la décadence du clergé, de sa volonté de puissance, de sa misogynie. La meute rampante ou glapissante des inquisiteurs constitue un excellent microcosme de l’Église officielle. En regard de ces forcenés, Massieu, interprété par Antonin Artaud, a quelque chose d’angélique. La douceur et la réserve de son jeu sont justifiées par la vérité historique, par le fait qu’il représente un aspect miséricordieux de son ordre, et surtout parce qu’il est, comme Jeanne, un être de lumière s’opposant à ces démoniaques puissances de ténèbres.


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Aux juges laids, tortueux et bouffis, assis dans leur graisse et dans leurs principes, le cinéaste confronte donc une créature dont la chair est d’une tout autre substance. Tout comme la verrue de l’évêque Cauchon et les tâches de rousseur de Jean d’Yd, le moindre pli de la peau chez la Pucelle est porteur de sens. L’épuration de Dreyer relève d’une attention passionnée et clinique à la fois, de ce que le biologique peut révéler d’un drame politique et théologique vécu au XVème siècle. La matière est dénudée, écorcée pour être éloquente, mais elle n’est pas méconnue. Le réalisateur voit dans le parcours de Jeanne le point de polarisation privilégié de cet accomplissement permanent d'une énigmatique transcendance. Il conduit à la perception souterraine de la vie intérieure des personnages, veut passer au-delà des apparences visibles et atteindre l'intangible. Il entrevoit un lien entre le sensible et l'intelligible, fait affleurer l'âme sur un visage baigné de mystère, d'une merveilleuse profondeur spirituelle, dont on ressent la présence sans la saisir. Le film consigne moins la lutte entre l'accusée et les juges qu’il propose un poème de la grâce, œuvrant simultanément à travers eux tous, en un seul et unique mouvement, jusqu'à l'accomplissement du sacrifice qui parachève pour Jeanne sa mission de rédemption : le bûcher devient alors le lieu où l’amour remporte la victoire sur le mal. Il fallait à cette sobre et envoûtante création d’architecte, à ce jeu savant des blancs, des noirs et des gris, le concours crucial de Renée Falconetti, qui abolit tous souvenirs sulpiciens par son intensité, sa pureté, sa plénitude fragile. Impitoyable mais miraculeux plasmateur de l’actrice, Dreyer nous invite à communier avec une jeune fille destinée à devenir martyre et sainte, et dont l’irradiation s’exprime à travers le modelé du film, son jeu des formes et des lignes, son développement litanique. Ce rayonnement, irréductible à tout autre, est celui de l'ecce homo, qui s'impose à l’évidence pour peu que l’on ait compris que ce dont il s’agit ici n’est pas le "procès" mais la "passion" de Jeanne d'Arc.


Cette passion, celle du peuple, celle des bourreaux également, n'apparaîtrait pas si elle n'était d'abord exprimée à partir des corps et des visages, comme le vin du raisin. Le cadrage de Dreyer est son pressoir mystique. Croisé contre l’intolérance, dénonciateur de tout asservissement, qu’il soit familial, social ou religieux, le cinéaste illustre à travers la résistance de son héroïne l’opposition de l’individu contre le groupe, de l’opprimé contre l’oppresseur, de la foi contre la doctrine. La tragédie de Jeanne est une tragédie du silence — ce silence auquel elle est réduite de la même manière que le film, d’abord envisagé comme parlant, fut finalement amputé du son. Paysanne naïve et inculte, elle ne peut se faire entendre de ses juges, d'abord parce qu'elle ne parle pas leur langage, ensuite parce qu'ils ont résolu de se faire sourds. Les signes qui lui viennent du tribunal cachent autant de pièges et ses propres voix se sont tues. Jeanne est une noyée qui, revenue à la surface, ouvre la bouche pour respirer et crier sa vérité, et que l’on s'acharne à maintenir la tête sous l'eau. Le procès inique, la mise en scène de Dreyer, c'est déjà le supplice de la baignoire. Tout concourt à cette atmosphère suffocante, qui provoque l’équivalent esthétique de l’asphyxie : la souplesse et la science du chef-opérateur qui promène son objectif comme un œil indiscret et implacable, la volonté, le courage du réalisateur qui sait ce qu’il cherche et le trouve, sa patience à suivre l'enchaînement des événements tels que la fatalité les avait ordonnés, la construction par l'intérieur d'une torture physique et morale d'où sont exclus la sensiblerie, le pittoresque, le grandiloquent, toute cette poudre aux yeux qui masque si souvent l'absence d'émotion et la pauvreté d'inspiration. Autant de facteurs ne pouvant venir que d'un filtrage et d'une décantation de ce qui est donné au regard. Leur convergence en un ensemble parfaitement harmonieux fait de La Passion de Jeanne d’Arc un film coupé, limé, ajusté comme un chef-d’œuvre d'horlogerie réglé sur les battements du cœur.


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Thaddeus

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