Testamentaire et crépusculaire, lit-on par ci par là dans la majorité des critiques au sujet de La mule. Commentaires qui fleurent bon le sapin, voire sonnent comme une extrême onction pour un cinéaste octogénaire dont la filmographie est de plus en plus jaunie par le temps. Cela fait belle lurette qu’Eastwood a accroché ses pistolets de loup solitaire et misanthrope au clou rouillé des illusions perdues et qu’il se ringardise par la forme et par le fond au travers de films dont l’intérêt diminue au fur et à mesure que son âge augmente. La Mule n’échappe pas à ce vieillissement, d’abord par une forme extrêmement datée dans ce va et vient chapitré entre différents lieux d’action, puis par un propos enlisé dans une répétition narrative qui tient plus du ressassement que de la motivation fictionnelle. Les voyages s’enchaînent et se rythment par les mêmes plans fastidieux d’un Eastwood conduisant son pickup d’un air détaché et indifférent au contenu de sa cargaison. Les quelques micro-évènements (un chien policier renifleur, une halte pour aider un couple à changer un pneu) qui surgissent ça et là ne suffisent pas à sortir le spectateur de la torpeur qui le gagne peu à peu.
Et que dire des séquences elles aussi itératives (mais non numérotées) des agents de la DEA qui se résument toutes par un « Donnez-nous les moyens » suivi d’un « Ok allez-y ». Vieux cinéma de papa bredouillant et explicatif, tout cela sonne à la façon d’une querelle entre les Anciens et les Modernes. Facture classique certes, mais au service d’une morale légèrement rassie, même si la roublardise de Clint semble vouloir masquer son conservatisme et son regret du Vieux Monde par une relative sollicitude pour la modernité rampante (Internet et les téléphones portables) et le multiculturalisme ambiant. Servir des asiatiques dans une réunion d’anciens vétérans ou croiser des motardes lesbiennes ne vaut de la part de Clint qu’un haussement d’épaule défaitiste ou une remarque de convenance amusée, en faisant croire ainsi qu’il se débarrasse des oripeaux racistes et homophobes de dirty Harry, submergé qu’il est par cette Amérique qu’il pense gangrenée par tous ces nouveaux codes dont la clé de lecture lui manque.
Et revoilà Clint dans le jardin du Bien et du Mal. Jardin de Lys où tout commence et tout finit, Eden perdu puis retrouvé, où l’autre n’a pas sa place, même si la morale du film assène le contraire. « La famille au-dessus de tout » répète le personnage à l’envi, quand la vie le ramène devant le gouffre ultime que figure la mort d’un être aimé. Ce père absent, mari défaillant, grand-père lointain, à l’indifférence minérale au monde des vivants, après s’être toute sa vie réfugié dans la passion florale (une fille appelée ironiquement Iris) pense s’absoudre en se désignant coupable. Coupable de non-présence à personne aimée, coupable d’égoïsme inaliénable, coupable de ne pas se sentir altruiste. Le « Guilty » final résonne de cela, évoquant une rédemption possible (thème éminemment américain), mais qui sonne faux. En effet, par une sorte d’inversion paradoxale de valeur, alors qu’une clémence aurait pu lui être octroyée par voie d’avocat plaidant en sa faveur, clémence qui lui aurait permis de se retrouver rapidement auprès des siens dont il affirmait préalablement le caractère essentiel, Earl Stone, à travers l’aveu de sa culpabilité, va se disjoindre à nouveau de sa famille en « gagnant » une prison où il pourra à nouveau consommer sa solitude égoïste en cultivant les fleurs du mal. Finalement, pour Eastwood, le Mal n’est pas dans le convoyage de la drogue ou dans l’existence de cartels mafieux qui la répandent dans le monde, ni même dans l’abandon des siens, mais bien dans tout ce qui pourrait divertir l’homme d’un en-soi où il ne pourrait plus s’adonner à ses plaisirs. Mascarade donc que cette pseudo-repentance. Le cinéma eastwoodien mourra de cette auto-suffisance à s’entourer des barrières protectionnistes de l’indifférence et de l’inanité.

Cinefils
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le 26 janv. 2019

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