De l'avis général, la carrière de Marcel Carné après-guerre n'atteindra plus jamais les sommets du réalisme poétique des années 30, dès lors que Jacques Prévert ne sera plus présent pour assurer les dialogues.
A cet égard, "La Marie du port" constitue un cas particulier, car si Prévert n'est pas crédité officiellement au générique, c'est bien l'illustre poète qui officie à l'écriture, signant des dialogues souvent inspirés - même si l'on pourra trouver le film trop bavard.
Carné se heurte en effet à la difficulté de transposer l'univers de Simenon au cinéma : tout ce qui passe à l'écrit dans les romans très "statiques" de l'écrivain liégeois (état d'esprit des personnages, atmosphères des lieux...) a du mal à traverser l'écran, contraignant le réalisateur à multiplier les dialogues descriptifs/explicatifs.
"La Marie du port" m'a d'ailleurs souvent rappelé "Le sang à la tête" de Gilles Grangier, avec lequel il partage de nombreux points communs, outre l'acteur principal : dans les deux cas, il s'agit d'une adaptation de Simenon, le récit se déroule dans un port de la côte Atlantique (ici Port-en-Bessin dans le Calvados), et Jean Gabin interprète un homme riche qui s'ennuie en ménage.
Dans le film de Carné, Gabin incarne un chef d'entreprise volage, qui s'éprend de la jeune sœur de sa propre compagne, mais résiste à sa pulsion, non par morale ou par fidélité, mais en raison de sa profonde misogynie! Le héros est en effet persuadé, à tort ou à raison, que la demoiselle (qualifiée par certains de "sournoise") recherche avant tout une existence confortable à ses côtés.
Au passage, la jeune et jolie Nicole Courcel apparaît comme le choix idéal pour ce rôle complexe, car son beau visage insondable a conservé certains vestiges de l'enfance, à l'image de ses joues encore pleines.
"La Marie du port" constitue donc une chronique provinciale douce-amère : tout y apparaît terne et grisâtre, et personne ne trouve réellement le bonheur - en dépit d'un happy end par défaut qui ne trompera que les plus naïfs.
A cet égard, Carné a bien cerné l'esprit de Simenon, restituant efficacement l'atmosphère confortable mais ennuyeuse du roman (incarnée parfaitement par le personnage de Blanchette Brunoy). Par ailleurs, le film me semble refléter assez fidèlement la société française des années 50, dans laquelle le clivage entre ville et campagne demeure très marqué.
En revanche, le scénario manque un peu de relief et de punch, handicapé par le manque d'action, de sorte que le rythme apparaît parfois mollasson.
On appréciera au passage quelques allusions cinéphiliques bienvenues, puisque le héros tient une brasserie attenante à un cinéma, dans lequel est diffusé "L'idiot" (avec Gérard Philippe), "un titre parfait pour un film d'amour", dixit Gabin lui-même...