Certains reprochent à ce film d'être trop spielbergien, en ce qu'il prend un drame historique majeur (la Shoah) pour en tirer une anecdote positive (un industriel allemand, membre du parti nazi, sauve 1100 Juifs de la déportation) ; preuve que Spielberg, indécrottable optimiste et cinéaste reconnu de l'enfance (donc puéril), est incapable d'assumer un sujet sérieux, au point de friser le négationnisme.

Tout ceci est évidemment absurde. D'abord parce qu'Oskar Schindler a bel et bien existé, et que les Juifs eux-mêmes, après la guerre, l'ont reconnu comme Juste, reconnaissant son action envers leur peuple.
Ensuite par "La Liste de Schindler" est un film d'une maturité et d'une dignité confondantes. Les choix narratifs de Spielberg (noir et blanc, prédominance de la caméra à l'épaule) sont une première preuve de son engagement total et de son refus de la facilité. Le traitement du sujet en est une autre.

Loin d'être la figure manichéenne que les critiques faciles prétendent voir, Oskar Schindler est un véritable sympathisant nazi, tout en étant avant tout porté par ses intérêts propres - ces mêmes intérêts, économiques, qui le poussent au départ à essayer de préserver sa main d'oeuvre juive, bien avant qu'il ne prenne fait et cause pour leur survie en découvrant les horreurs de l'extermination massive.
Soucieux d'en faire un portrait à mille lieux du héros hollywoodien, Spielberg prend le temps de détailler les ambiguités du personnage, solidement incarné, entre ombre et lumière, pragmatisme et humanité, par un Liam Neeson à l'apogée de son talent.
Quant à Ralph Fiennes, il donne à l'infâme Amon Goeth une intensité malsaine, à l'image de la biographie épouvantable du personnage, tout en lui conférant un côté imprévisible qui ne le rend que plus insondable - et plus terrifiant.

Plus important, Spielberg affronte l'horreur des exactions nazies, n'occultant jamais les scènes les plus dures - dont l'épuration du ghetto de Cracovie, très éprouvante - tout en maintenant un équilibre de haut vol entre volonté documentaire (filmage au plus près, refus des effets de style cinématographiques) et injections fictionnelles (la fameuse petite fille au manteau rouge, qui sert de point de focalisation à Schindler assistant de loin au massacre). A aucun moment, la réalité historique n'est remise en cause, pas plus que l'insondable horreur de la Shoah, toujours présente dans le film. Le projet insensé d'Oskar Schindler reste en permanence plaqué sur son contexte, soulignant à la fois sa folie, ses dangers, son acharnement à préserver si peu et sa grandeur.

C'est avec autorité et sincérité que le réalisateur, partant à l'encontre des tenants d'une Shoah impossible à représenter autrement que par le biais du documentaire, assume son projet : maintenir vivante la mémoire d'un acte incomparable, d'un moment d'histoire fondamental et bouleversant pour l'humanité toute entière, et surtout sensibiliser les plus jeunes, ou les moins avertis, à ce sujet. Et quel plus beau média qu'un film de fiction, où l'attention est retenue par un récit, signé par le réalisateur le plus célèbre du monde, pour toucher le plus large public possible ?
De ce point de vue, le nombre des entrées en salle dans le monde, stupéfiant pour un film long de 3h15 et en noir et blanc sur un sujet aussi difficile, montre que Spielberg a réussi son pari. A aucun moment, même le spectateur le plus bas du front ne peut, ne doit comprendre qu'il n'est question d'autre chose que de la Shoah dans "La Liste de Schindler". Prétendre le contraire, c'est que plus méjuger le film, c'est en faire un contre-sens gravissime.

Pour être un grand film, "Schindler" reste néanmoins une oeuvre fragile, sans cesse sur le fil et qui parfois vacille, la privant de la perfection (est-elle seulement possible ?) Ainsi, Spielberg ne peut s'empêcher de tirer sur la corde d'un suspense litigieux durant la scène des douches à Auschwitz, largement et assez logiquement décriée, même si elle s'appuie sur des faits historiques avérées. Son choix était courageux, la manière malheureusement n'a pas suivi dans ce cas précis.
Il laisse également échapper un soupçon de sentimentalisme inutile, notamment lors du départ de Schindler de son usine à la fin du film ("J'aurais pu en sauver plus") ; certains en voient également dans la scène finale, passant du noir et blanc à la couleur, où l'on voit défiler de nos jours les Schindlerjuden ou leurs descendants, en compagnie de l'acteur les ayant incarnés à l'écran, devant la tombe de leur bienfaiteur. Pour ma part, le texte qui s'inscrit en même temps à l'écran, comparant le nombre de Juifs sauvés par l'industriel allemand et le nombre total de morts dans les camps, est la meilleure raison d'être ému à ce moment-là.

Paradoxalement, "La Liste de Schindler" n'est peut-être pas le meilleur film de Spielberg. Mais c'est sûrement son film le plus important, dans sa filmographie comme dans sa vie. Tout ce qu'il a fait avant et après doit être mesuré à l'aune de ce joyau noir et blanc, véritable pierre d'angle de son oeuvre.
darthurc
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le 28 déc. 2012

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