En avouant lui-même avoir appris à lire les chiffres grâce aux numéros tatoués sur les poignets des rescapés des camps de concentration que lui présentait sa grand-mère, Steven Spielberg s’est intimement donné rendez-vous pour aborder un sujet qui touche l’héritage de sa judaïté. Avec son père, qui a combattu dans l’aviation, les vilains nazis qu’il a mis en scène dans les épopées de son archéologue aventurier, son enfant orphelin dans une Chine occupée par les forces impériales japonaise, et même avec la comédie tonitruante « 1941 » aux portes de Los Angeles, le cinéaste a toujours tourné autour des conflits de la Seconde Guerre mondiale. Et quand bien même il ne serait pas question de brosser un nouveau portrait patriotique d’une Amérique salvatrice, ce dernier n’a nulle autre ambition que de revenir dans l’intimité d’un crime de guerre, celui qu’on a tous vu passer dans les livres d’histoire, celui dont Spielberg avait besoin pour prendre du recul sur l’auteur qui s’affirme de plus en plus.


En chevauchant continuellement le tournage du drame de Cracovie le jour, avec le montage de « Jurassic Park » la nuit, il serait légitime d’entrevoir un homme de tous les fronts, un homme entre deux feux. Celui dont les qualités de conteurs ne sont plus à démontrer possède pourtant d’autres atouts, qui constitueront sans peine le tour de force d’une fiction qui prend tous les risques, quitte à heurter la sensibilité des spectateurs ou à rendre nerveux les membres de l’académie des Oscars. Rien ne sonne comme fortuite dans ce récit emblématique et qui détourne l’émerveillement spielbergien afin de mieux contrer nos attentes. Le jeu séduit dans un premier temps, au crépuscule d’une cérémonie de Shabbat, qui emporte avec elle toutes les couleurs et la chaleur d’une culture. Le noir et blanc appellent ainsi à restaurer l’imaginaire collectif d’une époque révolue, qui mais qui cicatrise encore au poignet et au cœur de ceux qui ont survécu. Ce film leur est consacré.


Rentrer dans le moule, c’est tout ce qui préoccupe l’administration du IIIe Reich et c’est par ce biais que l’on viendra porter le premier coup aux Juifs que l’on aura vite fait de déposséder de leurs biens, de leur culture et de leur intégrité. Le ghetto devient leur nouvel enclos et leur nouvelle réalité, tandis que la jeunesse hitlérienne chante et marche vers sa prochaine révolution. On définit ainsi deux types de masses, l’une opprimée, l’autre conquérant par la terreur qu’elle diffuse. Pour Spielberg, il s’agit alors de s’emparer du roman éponyme de Thomas Keneally pour discuter de la condition humaine, dans toutes ses croyances, dans toutes ses ethnies et dans toutes ses contradictions. Il tient à rendre une identité à l’individu, que l’on a pris soin de recenser, avant d’en exterminer toute trace d’existence. La tragédie ne s’arrête pourtant pas là et nous ne savons que trop bien qu’un mouvement groupe supplémentaire pourrait être le dernier.


C’est en multipliant les points de vue que le réalisateur progresse dans son art, nous offrant le portrait inattendu d’un homme qui accourt à l’appel du tango argentin de Carlos Gardel. Il s’agit de tout remettre à niveau, ne rien laisser dépasser, pas même quelques poils de menton, qui feraient défaut à la crédibilité de Oskar Schindler (Liam Neeson), un industriel allemand qui ne porte pas la croix gammée comme les autres. Philanthrope dans les soirées de gala, son indulgence auprès de ses collaborateurs juifs est d’une nature ambiguë. À la recherche du profit et des opportunités de grâce auprès de commanditaires SS, Schindler mène pourtant son entreprise avec une inconscience qui le convie à la table des héros que Spielberg retrouve périodiquement. La guerre est une affaire de survie et ce dernier le comprend rapidement, notamment lorsqu’il observe au loin une petite fille au manteau rouge, une couleur écarlate, qui définit si bien la profonde amertume du personnage quand il découvre enfin le poids et les conséquences de sa décoration.


La productivité est son mot d’ordre et la matière qu’il transforme cristallise tous ses efforts. L’émail est modulable, adaptable, des qualités que devront rapidement apprendre les Juifs de Cracovie, à leurs dépens. Il n’y a pas un jour sans que l’arrogance ou le plaisir criminel du commandant Amon Goeth (Ralph Fiennes) vienne saturer le cimetière des anonymes. Il en va de même pour d’autres situations plus évidentes, où Spielberg en appelle à la sensibilité du spectateur, à qui l’on a bien fait d’évoquer les terreurs d’une douche à Auschwitz au préalable. C’est au jeu de regard que le cinéaste gagne à être convaincant et à restituer une vérité dans les moments douloureux. Il vient confronter la colère à la conscience, l’amour à la tolérance, des nuances essentielles lorsque le voile charbonneux devra se dissiper.


« La liste de Schindler » (Schindler's List) constitue une arche de Noé pour plus de mille Juifs, qu’on veille à humaniser et à individualiser. Le dernier acte met également l’accent sur le devoir de mémoire, tout en couleurs, nous rappelant la finalité de la fiction, quitte à atténuer l’intensité de tout ce que les victimes ont traversé. L’intrigue n’a pourtant pas vocation à traiter de la Shoah, mais bien de ceux qui sont restés. Juger un collectif ne suffit plus, il s’agit à présent de prendre conscience de la négation de l’individu. Spielberg emploie tout son art à en dégager la détresse et les vertus d’un tel point noir dans l’histoire de sa propre culture, celle du Juif et celle de l’artiste.

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le 26 févr. 2023

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