La Jetée
8.1
La Jetée

Court-métrage de Chris Marker (1962)

L’apocalypse chez Chris Marker, qu’elle soit tangible ou imaginaire, se finit par une mort certaine. Dans un monde, notamment Paris, dissous par une attaque nucléaire qui a rendu toute vie terrestre impossible à cause de la trop haute radioactivité dans l’air, l’humanité est devenue comme une souris dans une cage.


Elle tourne sur elle-même et tente en vain de trouver un sens à sa marche en avant ou en arrière. Seuls les souterrains peuvent accueillir la vie humaine. Bâtiments détruits, atmosphère nauséeuse, extinction de toute forme de paix et d’avenir, la guerre a fait de l’Homme un vagabond qui ne peut se déployer que dans les sous-sols lugubres, sombres et eux-mêmes anéantis par la mort. En ce sens, sous sa forme de « roman photo », La Jetée, ornée d’un noir et blanc majestueux, tend à rendre conjoints l’immobilité et le mouvement. Construire son récit par le biais de la fluidité d’un montage de photos permet de fragmenter la matière qu’est l’image, de laisser son empreinte encore plus vive et d’accentuer toute la symbolique qui en découle comme en atteste ce sentiment de perdition et de mort qui introduit chaque portion d’image.


Cette immobilité, accompagnée par la voix off spectrale de Jean Négroni, nous fait ressentir cette chute d’un monde post apocalyptique, cette plongée souterraine dont il sera difficile d’échapper. Pourtant, derrière cet espace clos, ces murs délabrés et ces pièces qui font l’écho de la torture infligée aux vaincus de la guerre, l’Homme pourrait avoir un semblant d’espoir de voir un jour réapparaître une vie qui lui est profitable : celle du voyage dans le temps pour y trouver des énergies ou des réponses, où des hommes vont servir de cobayes aux expériences des vainqueurs. Mais de ce voyage, il est question de dimension, celle qui est temporelle mais aussi et surtout celle qui est mémorielle, pour « naître une deuxième fois ».


La conscience humaine devient alors un refuge et un point d’ancrage pour faire le pont entre passé et le futur. Le présent, étant lui-même condamné à sa perte. Mais de l’immobilité de La Jetée, de ces multiples images qui viennent s’ajouter au récit comme des spasmes épileptiques, de ces visages aux traits rugueux et totalitaires, naît alors le mouvement du film, accompli par ce voyage intérieur et spatial. Le souvenir devient une matière tangible, un point d’accès vers le réel. Dans un monde sans date et en paix, un homme voit le visage d’une femme hanter ses pensées jusqu’à la voir et la rencontrer dans son « voyage ».


C’est alors que l’apocalypse se disperse et s’efface peu à peu pour laisser place au souffle de la vie et aux effusions amoureuses qui sont le point névralgique d’une œuvre qui essaye de baliser un chemin pour se sortir d’une fin proche. L’homme sort de son rôle d’instrument pour renouer avec sa valeur d’humain, son corps meurtri, esclave et son regard aveugle ne sont donc plus, pour ouvrir une fenêtre vers la mobilité de l’esprit et son envie de s’adonner à d’autres mondes. Récit d’anticipation, portrait éloquent et acide d’un avenir putride, questionnement sur la matière cinématographique et son penchant pour la création, histoire d’amour intemporel, La Jetée n’aperçoit finalement qu’une seule chose inébranlable : une mort aussi rapide qu’un battement de cil.


Article original sur LeMagduciné

Velvetman
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 22 sept. 2020

Critique lue 510 fois

20 j'aime

2 commentaires

Velvetman

Écrit par

Critique lue 510 fois

20
2

D'autres avis sur La Jetée

La Jetée
real_folk_blues
10

Je suis passé pour être présent dans ton futur

Tout simplement beau, émouvant voire bouleversant. Au delà de l'aspect anticipation/ SF qui pour une fois sert le propos au lieu de se servir de lui, ce que l'on retiendra c'est ce que le roman photo...

le 5 mai 2011

165 j'aime

21

La Jetée
Philistine
10

Ceci est la démonstration d'un spectateur marqué par l'image d'enfance d'un homme

"Est-ce qu'au cinéma j'ajoute à l'image ? - Je ne crois pas ; je n'ai pas le temps : devant l'écran, je ne suis pas libre de fermer les yeux ; sinon, les rouvrant, je ne retrouverais pas la même...

le 9 mai 2011

143 j'aime

20

La Jetée
takeshi29
10

Beau et inquiétant à faire exploser le cœur

J'édite aujourd'hui ce message car une triste nouvelle est tombée pour ceux que ce film (et ce réalisateur) a tant marqué

le 1 nov. 2014

116 j'aime

26

Du même critique

The Neon Demon
Velvetman
8

Cannibal beauty

Un film. Deux notions. La beauté et la mort. Avec Nicolas Winding Refn et The Neon Demon, la consonance cinématographique est révélatrice d’une emphase parfaite entre un auteur et son art. Qui de...

le 23 mai 2016

276 j'aime

13

Premier Contact
Velvetman
8

Le lexique du temps

Les nouveaux visages du cinéma Hollywoodien se mettent subitement à la science-fiction. Cela devient-il un passage obligé ou est-ce un environnement propice à la création, au développement des...

le 10 déc. 2016

260 j'aime

19

Star Wars - Le Réveil de la Force
Velvetman
5

La nostalgie des étoiles

Le marasme est là, le nouveau Star Wars vient de prendre place dans nos salles obscures, tel un Destroyer qui viendrait affaiblir l’éclat d’une planète. Les sabres, les X Wing, les pouvoirs, la...

le 20 déc. 2015

208 j'aime

21