Surtout apprécié dans des secteurs plus "geek", Guillermo del Toro est un cinéaste à la filmographie de qualité qu'il se soit adonné aux purs films de divertissement ou aux œuvres plus pointus et auteuristes, il a toujours tiré le meilleur des genres qu'il a exploré. Mais malgré cet insolent sans faute (il n'a jamais fait de véritables mauvais films), c'est aussi un cinéaste qui s'est imposé par sa malchance. On ne compte plus le nombre de ses projets qui n'ont pas aboutis et il est encore aujourd'hui souvent boudé par le succès commercial et même assez ignoré par sa profession malgré des succès critiques systématiquement au rendez-vous. Pourtant, les choses semblent sur le point de changer avec son nouveau film, The Shape of Water, qui après de multiples nominations dans de prestigieuses remises de prix (dont 13 nominations aux Oscars 2018 ce qui en fait le leader) arrive par chez nous avec de véritables éloges. Une oeuvre qui semble enfin asseoir la reconnaissance et la maturité artistique pour Guillermo del Toro.


Accompagné par Vanessa Taylor au scénario, del Toro signe avec ce 10e long métrage un film-somme. Cristallisant la totalité de ses thématiques dans une oeuvre qui fait spirituellement suite à son Crimson Peak dans sa réappropriation d'un style de cinéma mais aussi qui vient se placer dans la continuité de son El espinazo del diablo et son El laberinto del fauno. Comme à son habitude, le fantastique sert ici de moyen pour palier à l'horreur traditionnelle, celle véhiculée par l'homme. Le monstre n'étant pas moins une créature que l'homme lui-même. Mais ce fantastique sert aussi comme outil d'un éveil, celui du personnage principal. Alors que dans ces précédents films celui-ci était surtout un éveil de la jeune fille qui devient femme et perd le voile de son innocence en prenant compte de la dureté du monde, ici pour la première fois del Toro s'intéresse à l'éveil charnel. Elisa est un personnage ayant perdu sa voix et qui se retrouve incapable de partager son désir si ce n'est à elle-même, lors de masturbation fugace. Majoritairement comprise par son voisin homosexuel, elle vit dans la frustration d'une soif qu'elle ne peut assouvir. Jamais del Toro ne se sera fait aussi sensuel et romantique dans cette histoire d'amour presque tout droit issue d'un conte pour enfants.


Avec The Shape of Water, le cinéaste fait mine d'un ton nouveau en signant un récit plus enchanteur et optimiste que ceux dont il avait l'habitude de nous livrer jusqu'ici. Du moins de prime abord, car si les formes de l'eau peuvent souvent présenté des visions aguicheuses elles cachent souvent des profondeurs bien plus obscures. Car on se retrouve ici face à un film sur les paradoxes, où le désir côtoie souvent la mort et sous ses faux airs de conte caricatural, notamment à travers son méchant très over the top, se cache un récit bien plus subtil et insidieux. Prenant intelligemment place dans un contexte de guerre froide, où l'Amérique et la Russie se livre une bataille pour le progrès sans merci, del Toro en profite pour se servir de son histoire pour apporter une habile critique sur le consumérisme et les valeurs contraire qui ont forgé les Etats-Unis. Là où l'antagoniste représente l'homme du futur, un progrès gangrené par un puritanisme intolérant symbole de l'Amérique moderne tandis que la protagoniste s’apparente à un objet du passé plongé dans le rêve et l'imaginaire d'une plus belle réalité véhiculé par son amour des films et de la musiques. La complexité face à la simplicité, le pragmatisme contre l'optimisme, etc. Un combat d'apparence binaire mais ici traité de manière beaucoup plus subtil et surtout concrète car il reflète le monde dans lequel on vit aujourd'hui. Quand le méchant incarné par un Michael Shannon habité contemple la touchante créature que Doug Jones donne vie avec une rare authenticité, il ne voit que la représentation de ses vils idéaux, plongé dans une religion arriéré tandis qu'Elisa, excellente Sally Hawkins, y voit la promesse d'un monde où elle aurait sa place et la réalisation de ses fantasmes les plus fantasques.


Sans jamais forcé le trait, et ce reposant beaucoup sur son excellent casting, del Toro brode cette histoire d'amour avec justesse sans jamais tomber dans la niaiserie ou l'invraisemblable car même si la relation peut sembler démarrer assez vite, elle fait sens avec la rare finesse dont le cinéaste à caractérisé ses personnages. Privilégiant l'émotion à la démonstration d'intelligence, le film brille par sa simplicité, quand bien même son déroulé en devient prévisible, il garde toute son efficacité intacte grâce à la densité qu'il arbore. Parlant du droit des femmes à bénéficié de leurs corps face à des hommes qui tentent de les asservir, du libre court des fantasmes et de la sexualité mais aussi parlant de différence, d'immigration et du capitalisme d'un monde plus enclin à sombrer dans un pragmatisme rétrograde que dans la rêverie et l'optimisme d'une âme d'enfant, là où l'amour, l'acceptation et les sentiments dominent. Très intelligent quand au regard qu'il porte sur le monde actuel, del Toro se sert habilement du fantastique pour finalement mettre en lumière la banalité de la vie et l'exacerbation d'une violence omniprésente. Nous plongeant très souvent dans un récit d'une rare délicatesse, incroyablement touchant et ambigu notamment dans sa très belle conclusion qui laisse libre court à son spectateur de s'approprier le but de son histoire.


De plus, Guillermo del Toro ne se contente pas juste de faire dans l'hommage et le nostalgique, ce qui encombrait un peu son Crimson Peak. Même si il se place très clairement dans la lignée du cinéma muet ou des musicales des années 50/60, il ne se contente pas de singer de manière poseur le style de l'époque mais y apporte son regard et sa propre réflexion. Avec sa sublime réalisation où se côtoie une photographie léchée aux teintes vertes dominantes, des effets spéciaux pratiques renversants et une musique inspirée et incarnée d'Alexandre Desplat qui signe un de ses meilleurs scores, del Toro offre une mise en scène ingénieuse bourrée d'idées et d'imaginations. Souvent inventive, elle transpire d'un vrai amour pour le mouvement et le cinéma comme jamais auparavant chez le cinéaste. Il signe clairement son oeuvre la plus sensuelle et viscérale, où les mots sont bien moins importants que les autres sens. Comme pour son personnage principal, c'est un film sur la vue, le touché et l'ouïe où les choses semblent tangibles et suinte élégamment à l'écran. Tout est d'une beauté inouïe dans ce mélange raffiné de formes et de couleurs où Guillermo del Toro démontre encore être un des metteurs en scène à l'imagination la plus fertile en activité.


The Shape of Water est un brillant conte fantastique qui compense sa prévisibilité et son aspect caricatural voulu par une imagination constante dans un récit dense, poétique et incroyablement touchant. Guillermo del Toro signe assurément son nouveau chef d'oeuvre depuis El laberinto del fauno et livre une habile réflexion sur un monde où la course au progrès vient à tuer la fantaisie, et l'imaginaire propre à chacun. Un monde où règne encore l'intolérance et la discrimination et où la violence et la monstruosité est le fruit de l'homme plus que tout autre créature. Car derrière son oeuvre la plus optimiste en terme de tonalité, del Toro cache surtout celle qui est sa plus engagée, sa plus humaine et sa plus sensuelle. Un incroyable joyau de cinéma qui happe et ensorcelle comme les remous hypnotisant de la forme de l'eau.

Frédéric_Perrinot
10

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le 27 févr. 2018

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