Quelques étincelles, puis le feu démarre. Autant le faire savoir d'entrée : la plus profonde lacune d'Abel Gance réside durant toute son œuvre dans la fluidité de l'écriture, rempart communicationnel qui lui empêche parfois de toucher de potentiels destinataires de son art. Il ne faut pas oublier qu'il est fondamentalement un cinéaste du muet ; Henri Langlois définit d'ailleurs très bien cette apparition du parlant, loin d'être simple : « Le cinéma muet, c'est l'image. Qu'est-ce que l'image ? L'image est un diamant. Ce diamant, on a appris à le polir, à le tailler, à le mettre en valeur, mais il reste toujours une matière homogène. Le film parlant est une nouvelle matière. C'est de la céramique ». C'est évident : ce film est tourné comme un film muet, c'est la principale réserve notable qu'il est possible d'émettre — il ne manquerait plus que les cartons de titres. Très tôt, Louis Delluc exprime cette frustration qu'il éprouve face à « une littérature de troisième ordre et de première prétention » dont il ne comprend pas qu'Abel Gance ne s'en soit détaché. Cependant, au livre succède l'image — il faudra aux destinataires des films de Gance s'employer à tisser d'autres fils communicationnels pour parvenir à en apprécier tout le génie, puis ainsi manifester la conscience de sa vision prométhéenne, d'un « soleil dans chaque image ».


La Fin du monde pourrait être simplement perçu comme un film au bavardage poétique creux et dont les frères prophètes nourriraient des idées aussi farfelues que le personnage du Docteur Tube. Mieux vaut le préciser : avec Abel Gance, il va davantage falloir s'intéresser et comprendre les images, car c'est par elles qu'il communique et que ses idées sont transmises avant tout, véritablement. Il s'agit donc de suspendre les critères normatifs qui font d'un film ce qui devrait être perçu comme réussi ou beau, dont les dialogues et l'écriture demeurent impeccables et académiquement acceptables, pour plutôt s'intéresser aux formes cinéplastiques créées et aux choix radicaux d'un des premiers (et l'un des rares) esprits créatifs du cinéma, en rupture et en réaction au monde.


Dès la première scène, Gance, en grand architecte des images, nous introduit à une sorte de split screen : une entrée en scène foudroyante — image dans une autre image, scène biblique qui se transforme par un mouvement de caméra en une scène théâtrale. Toujours d'après Louis Delluc, il est le premier cinéaste à synthétiser des œuvres qui ont su émouvoir et passionner les spectateurs avec « des moyens réellement visuels ». Cette scène d'ouverture — non sans rappeler certaines d'Ingmar Bergman quarante ans plus tard dans La Flûte enchantée, se focalisant sur la distanciation des visionneurs et leurs réactions — exprime chez Gance cette aptitude messianique au partage et au sacrifice, qui font de lui un personnage incapable de se détourner de sa tâche, quitte à en devenir aveugle. Dans un premier temps, et on la retrouvera par la suite, la voix du messie se déploie pour émettre des mots finalement incompréhensibles, issus d'une langue oubliée ou qui ne pourrait être atteinte par les humains. Ces hésitations et inquiétudes liées au langage réapparaissent comme pour se faire témoins de la lourde difficulté que représente le passage au parlant : « on ne peut pas te comprendre : tu parles une langue morte » — d'autant plus évident, quatre ans seulement après avoir réalisé la fresque muette monumentale qu'est le Napoléon vu par Abel Gance. Cette question liée au langage ne saurait être prise à la légère et peut désormais trouver ses réponses grâce à un art fort d'une histoire vécue, qui peut s'observer rétrospectivement. Jean-Luc Godard se dit être l'un des seuls cinéastes à filmer des livres, à s'y intéresser autant et à les ouvrir à l'écran ; mais Abel Gance, s'il peine tout comme Godard à exceller dans une fluidité d'écriture, est loin d'être analphabète et choisit d'ouvrir Kropotkine dans La Fin du monde, sans hésiter sur la place à donner aux livres dans les images. Voici donc toute la portée du langage des images. Elles sont irradiantes, voire épileptiques parfois lorsque ce cinéplaste en appelle à une ubiquité de l’œil.


L'esprit créatif ambitieux de Gance, sans cesse contraint par des règles établies et par des personnalités opposées à la prise de risque — à la vision artistique, finalement — laisse transparaître dans ses films, y compris celui-ci, une déceptivité plutôt mélancolique. Son propre personnage demeure sans conteste plongé dans une détresse vive et irréversible ; il souffre créativement pour servir des fins et des ambitions plus élevées, délaisse l'amour lui permettant d'atteindre une forme d'asexualité qui répond à ses convictions prophétesses, puis n'est jamais compris de quiconque — ceci étant essentiel. En effet, les frères Novalic, tels des visionnaires illuminés — émissaires de la nouveauté, du changement — ne peuvent être compris si leur mission consiste précisément à « faire lumière sur le monde » et à révéler ce qui n'était alors pas connu par le biais d'une autre langue. Leur œuvre, leur plan, est un acte de résistance autant que l'est ce film lui-même. Jamais nous n'en aurons assez de lire ce que dit Gilles Deleuze : « Tout acte de résistance n’est pas une œuvre d’art bien que, d’une certaine manière elle en soit. Toute œuvre d’art n’est pas un acte de résistance et pourtant, d’une certaine manière, elle l’est » — ceci aurait sans doute plu à Gance. Il faut envisager ce choix radical dans La Fin du monde, comme une stratégie du cinéplaste à faire se joindre l'art cinématographique avec l'idée de fin des temps, ceci par le biais de nombreux mots repères qui dessinent un grand lexique de la vue. Du début à la fin, ce lexique et ses nombreux représentants parcourent le film, notamment à travers l'observatoire scientifique de Martial Novalic comme étant une caméra-œil, les plans messianiques comme des visions mentales, les constellations d'étoiles du très lointain mises en parallèle avec les lumières et illuminations proches, puis la fameuse scène des feux d'artifices sur l'eau, ceinturée de barques galantes. Tout converge vers une sorte d'apothéose visuelle : l'avènement ou l'extinction à travers une puissance multimédiale totale.


Minéral brut, ce film est sans raccords, en situation de recherche : c'est-à-dire qui propose de soumettre des questions, des hypothèses. Abel Gance se laisse guider par ses ambitions créatives plus que par les limites auxquelles il pense devoir être confronté lui-même, suivant ainsi le précepte de l'un de ses proches amis, Élie Faure, pour qui la nécessité de l'œuvre compte plus que le désir de l'artiste seul. Si un chef-d'œuvre est prêt à éclore au monde, il est du devoir de l'esprit créatif de se faire le relais de cette idée latente, en suspension, afin de la porter au regard du commun. « Le vieux monde sera fini et sauvé » — voudrait-il dire sauvé par l'art, par le cinéma (?) à l'image du jeune Novalic qui se sacrifie pour un monde nouveau en laissant derrière lui ses écrits, ses images, comme ce que fit le messie avec le pain ou le vin jadis. Cette distance qu'il éprouve entre lui-même et les autres, cette incapacité à communiquer le place déjà dans un ailleurs, un éveil spirituel (cf. la scène de délire, doigt levé vers le ciel comme le Saint Jean-Baptiste de Leonardo Da Vinci). La fin du monde, débandade des images, est donc un chant pour les yeux morts, un démontage qui rend aveugle par l'excès, par le trop-plein épileptique. Peut-être est-ce aussi le premier film qui tient compte du monde dans son entièreté, de plans et de mots pensés autour du polyglottisme et qui soutient un cinéma au-delà de toute frontière. Le conseil que je puis donner pour visionner une œuvre pareille est de ne pas attendre moins que ce que les images donnent et déploient véritablement — notamment en respectant une charte dont les goûts n'ont pas lieu d'être. Enflammé, c'est un film qui ne fait pas de concessions, il bouillonne et tend vers l'annihilation, vers la résurrection même des images. Abel Gance achève son projet en allant jusqu'à penser — de façon plus précise ou vaste que le monde et les humains — la fin de toute image. Cette fin-là, mémorable et terrifiante, détruit l'écran par mille déchirures, mille sillons dans la « musique de la lumière ». Le cinéaste le sait ; il provoque son incendie prométhéen, tout à fait expérimental, dans lequel s'évanouissent les images sous une marée de radiations. Retour à la nuit : car il n'y a qu'ici que l'on voit vraiment des choses.

Mil-Feux
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le 13 janv. 2020

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