Critique originellement publiée sur Le Passeur Critique le 07/06/2016.
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Faudrait-il percevoir Liège comme un wasteland social, représentatif de son monde ? L’anonymat est le fléau de la société moderne, devenue impersonnelle. Cette Fille inconnue, disparue dans l’indifférence généralisée et automatisée, fait porter aux Dardenne un regard d’autant plus d’actualité - comme il l’a sûrement toujours été. Mais derrière ces airs vaincus face au système immuable et sordide, leur cinéma demeure combatif. Ça n’est justement pas l’indignation polie qui est servie par d’autres, c’est aussi un cri de guerre.


La Fille inconnue est un film sur une rencontre qui n’a pas eu lieu, une fille tuée que personne n’a vue, un intérêt que personne ne partage. En réalité, et dans un premier temps, c’est un film de négation et de cloisonnement. Le docteur Jenny Davin (Adèle Haenel) se dispute avec son stagiaire pour une erreur anodine. Au sein de ce cabinet perdu dans la banlieue liégeoise, la froideur de la relation entre la professionnelle et l’apprenti participe à l’essor de ce monde indifférent. Conséquence directe : ne pas répondre à un appel de détresse, communiqué aussi simplement que par une sonnette de porte, justement par désir de négation. La conséquence indirecte, elle, est encore une inconnue.


Il est évidemment difficile de se sentir concerné vis-à-vis d’un drame dont on ne connaît pas l’existence. Certainement un paradoxe à l’heure de l’hyper-communication sur le moindre sujet qui soit. Seulement, l’entrée d’une cause indirecte, impliquant Jenny Davin, change toute l’équation. Le dilemme moral est capital : elle ne pouvait connaître la situation et anticiper le drame, mais demeure néanmoins responsable indirecte du décès de la jeune anonyme. Il y a d’autant plus un double manquement, sur le plan humain mais aussi professionnel, elle qui est médecin. Malgré elle, elle se retrouve donc au coeur d’une enquête tout en demeurant impuissante : elle n’est concernée que parce que sa caméra de sécurité, à l’entrée, a capté le visage de la disparue. Impuissante, elle ne le reste pas, et devient le seul moteur véritablement fonctionnel de la diégèse.


Le chapitre suivant prend une tournure dernièrement aperçue dans Deux jours, une nuit : l’acte de répétition comme effort désespéré et désespérant. Le personnage de Marion Cotillard toquait aux portes et interrogeait ses collègues en quête de soutien. Ici, Jenny Davin toque à autant de portes que possible, renouvelant inlassablement la même formule “Avez-vous déjà vu cette fille ?”, montrant une capture d’écran de piètre qualité du fameux enregistrement. Il ne faudrait pas penser que l’enquête est réellement le noeud du récit, c’est davantage que cela, et en toute honnêteté, c’est probablement la faiblesse d’écriture du film. L’investigation de la police, même menée sans zèle, est trop superficielle pour être crédible. Mais après tout, c’est aussi l’intention du film, et si exagération du réel il y a, on peut tout de même admettre un certain postulat de vérité dans cette profonde inefficacité.


L’enjeu personnel de Jenny demeure au centre, autant dans le désir profond de retrouver l’identité de la défunte que, plus simplement, se réconcilier avec son assistant, seul réel lien social qu’elle aura vraisemblablement développé dans la ville. Et si, à l’origine, la quête est menée par désir de rédemption, elle s’étend ensuite comme lutte contre le système. Les Dardenne sont subtils et ne le disent jamais vraiment à haute voix : tout est à demi-mot dans la bouche de Jenny, sans que cela ne remette l’engagement en question. Cette lutte, à l’issue incertaine, qu’elle mène malgré elle comme une forcenée, pourrait la détruire psychologiquement ou la rendre folle. Ce serait surtout le refus de la mener qui engendrerait l’insanité mentale, alors qu’elle se dévoue pour le reste des impuissants, des ignorants, des désintéressés.


L’évolution vers le final, comme simple mais émouvant dénouement dramatique, justifie à elle seule les précédentes imperfections de l’écriture. La Fille inconnue est moins achevé, moins beau que Deux jours, une nuit, et ne trône pas non plus dans le panthéon des Dardenne. Pourtant, et ironiquement, c’est aussi une oeuvre faisant du bien : non pas par vulgaire compassion pour le personnage d’Haenel, mais par l’existence d’une histoire et d’une protagoniste aussi engagée face à l’inéluctable. “Un autre monde est possible”, a dit l’autre. Il commence peut-être ici.

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le 29 sept. 2016

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Lt Schaffer

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