Avec ce film, les frères Dardenne tenaient une idée en or : par sa mort, une "fille inconnue" révèle, à ceux qui l'ont côtoyée durant sa dernière heure d'existence, leur propre part d'inconnu, en eux-mêmes : une jeune doctoresse, Jenny (Adèle Haenel), misant davantage sur l'efficacité et la maîtrise que sur les sentiments, se découvre, enfouis en elle, des trésors d'empathie, après que soit morte "la fille inconnue" à laquelle elle n'a pas ouvert la porte de son cabinet, car l'heure de fermeture était largement dépassée. Un bon père de famille et honnête mari (Jérémie Renier) découvre en lui des capacités de violence jusqu'alors insoupçonnées. Un adolescent découvre les affres de la culpabilité. Un jeune médecin encore traumatisé par son enfance violentée parvient à dépasser ses blessures et à se projeter dans un avenir constructif...


On retrouve avec un plaisir intact le filmage épuré des frères Dardenne, sans fioritures, ici sans aucune musique, ne cherchant pas à enjoliver artificiellement la pauvreté ou la laideur des décors, mais sachant, au passage, en recueillir la beauté, inconsciente d'elle-même...


Mais on ne retrouve pas la pureté de leur trait, la linéarité sèche de leurs récits (comme dans "L'enfant", en 2005, ou "Le gamin au vélo", en 2011), dans lesquels les évènements, suivant un seul axe narratif, s'enchaînaient impitoyablement les uns aux autres, avec une nécessité et une logique imparables. Ici, le trait est forcé : après un prêche introductif sur la nécessité de dominer ses émotions, de ne pas se laisser attendrir par les patients, Jenny se retrouve débordante de sensibilité, les yeux toujours emplis de larmes compatissantes, renonçant au cabinet privé qui lui promettait un avenir cossu pour se consacrer tout entière aux patients les plus nécessiteux ; et le peu de temps libre qui lui reste, elle le voue à mener une enquête sur la jeune inconnue dont elle n'a pas su saisir la main au moment où celle-ci se tendait pour appeler à l'aide. Dans cette traque, les invraisemblances se succèdent, permettant à la jeune enquêteuse de remonter le courant plus rapidement que les investigateurs officiels : les pistes s'ouvrent, menant toujours quelque part ; Jenny se fait bien menacer par de grands méchants à qui son enquête déplaît, mais sans dommage aucun ; un homme (Olivier Gourmet, toujours parfait de film en film, du Ministre à l'homme du peuple...) met opportunément en vente sa caravane, pièce clé qui permet à Jenny un entretien avec lui... La Police elle-même gronde un peu la jeune femme, qui gêne ses hommes en croisant une autre enquête, mais cette réprimande ne l'empêche pas de continuer à pousser ses pions... Le grand coupable, plus responsable que coupable, passe finalement assez aisément aux aveux, dans les larmes, forcément...


C'est d'ailleurs dans cette scène d'aveux que le film achève de ne pas trouver son centre d'équilibre. Auparavant, sous l'insistance des scènes, on avait fini par admettre l'idée : la jeune doctoresse du début, éveillée à la cause humaine par l'accident consécutif à sa négligence professionnelle, était devenue une Mère Thérésa de la médecine. Bon. Mais voilà que, face à ce coupable-responsable si conscient de la gravité de son méfait et si sympathique, la dureté et l'intransigeance originelles font soudain retour et que la soignante, elle-même pourtant à peine moins rongée par la culpabilité, pousse son patient à aller se dénoncer, ruinant ainsi, à coup sûr, sa vie professionnelle et sa vie familiale déjà fragile. Il aurait été plus audacieux, semble-t-il, de la voir partager avec cet homme, d'une manière ou d'une autre, une culpabilité qu'elle a, de toute façon, déjà faite sienne. Plus audacieux mais moins correct, eu égard aux bonnes mœurs, c'est certain... Retour à une orthodoxie rigide qui n'empêchera pas notre héroïne, à la scène suivante, de se montrer empathique jusqu'au ridicule avec la sœur de la victime, puis avec la très vieille dame qui lui succédera dans le cabinet. N'en jetez plus. On a la triste impression que les frères Dardenne ont perdu le nord, leur Nord.

AnneSchneider
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le 24 sept. 2017

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Anne Schneider

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