Il est de ces films qui font partie de soi, des films qui vous marquent au-delà de tout, qui vous subjuguent, vous entraînent dans les méandres du rêve et de l'imagination, des films qui vous révèlent à vous-même et vous font sentir en totale adéquation avec votre moi profond, des films qui prennent possession de vous et ne vous lâchent plus.


La Fille de Ryan est de ceux-là : revu pour la troisième fois dans sa version remasterisée, sa beauté ensorcelante m'a émue comme jamais, des images où le sordide à ras de terre côtoie un romantisme splendide, tandis que s'égrène, mesurée mais vibrante, la partition de Maurice Jarre.



Et il devenait à la fin si véritable et accessible, qu'elle en
palpitait émerveillée, sans pouvoir néanmoins le nettement imaginer, tant il se perdait comme un dieu, sous l'abondance de ses attributs.



Flaubert s'exprime ainsi dans Madame Bovary et il en faudrait si peu pour attribuer cette rêverie à la jeune Rosy absorbée dans son ennui, immergée dans ses espoirs et son romanesque fou où l'idéal se substitue à une réalité nécessairement décevante.


Une jeune femme tout à ses rêves de grande épopée romantique, qui étouffe dans ce petit village isolé du sud-ouest de l'Irlande, en cette période de guerre civile de 1916 où les tensions font rage, exacerbées par un patriotisme violent dû à l'occupation anglaise.


Alors, fine silhouette dans sa jupe longue, cheveux flottants sous le chapeau de paille et l'ombrelle, Rosy parcourt d'un pas vif les plages désertes, ignorant la magnificence des falaises dévorées par le vent et les vagues tombant à pic sur l'océan agité, cherchant un dérivatif à son attente, précise et confuse à la fois : d'un homme, d'un mari peut-être, mais surtout d'un amant.


Celle que son père, le tenancier de bar rougeaud et protecteur appelle depuis toujours sa "princesse", devenue au fil du temps cette femme enfant gâtée et capricieuse, s'attire les foudres du père Collins, sorte de dieu vengeur, soutane au vent et verbe haut, qui fustige sévèrement la frivolité de sa jeune paroissienne.


Mais la jeune femme, mue par un désir physique aussi innocent qu'impérieux, abreuvée de romans à l'eau de rose qui satisfont son goût du romanesque, a jeté son dévolu sur le maître d'école, instruit, doux et rassurant, un veuf de 15 ans son aîné qu'elle se persuade d'aimer et dont elle rêve de devenir la muse.
Faisant fi des avertissements vengeurs du pasteur, Rosy, dont les élans et les errances rythment chaque événement, se jette à la tête de Charles, lequel, attendri par la fraîcheur et la spontanéité de cette toute jeune fille qui lui avoue son amour, sent fondre comme neige au soleil ses réticences, osant à peine croire à sa bonne fortune.


Festivités, liesse, la noce bat son plein, les danseurs se déchaînent au son du folklore irlandais, les yeux brillent, lourds de sous-entendus, les rires fusent, Rosy attend.
Scène clé s'il en est tant le malaise y est prégnant : sous la bonne humeur et la joie affichées, sous les blagues salaces incontournables, dans le bruit et la fureur, l'excitation est à son comble et les époux retirés dans leur chambre deviennent la cible de toute une communauté fruste et vociférante qui ne se contrôle plus, échauffée par l'alcool, le lancer de blé contre les vitres relevant presque du film d'horreur.
Une nuit de noces pathétique dont on retiendra d'abord certains détails , comme la tache sur le papier peint que fixe Rosy, les yeux grands ouverts, tandis que son mari, fatigué, dort déjà à ses côtés, et surtout la formidable frustration d'une fille qui attendait tout et qui n'a rien.


Devenue Mrs Shaughnessy, passée des bras d'un père à ceux d'un époux, Rosy sent confusément qu'il lui manque quelque chose d'essentiel dans cette vie morne et bien rangée, auprès d'un homme aimant, certes, mais discret voire passif, qui ne comble pas ses aspirations passionnées, ses rêves et son ardeur.


Et c'est le choc : un jeune major anglais catapulté dans le village, traumatisé par son passage au front, un bel étranger silencieux au charme ténébreux, va cristalliser sur lui toute la fougue et la passion inassouvies de la jeune femme.


Témoin édenté et grimaçant juste avant de s'enfuir du bar, Michael "l'idiot du village" rythme cette rencontre d'un air niais, et sa galoche, frappant à coups redoublés le fût où il est assis, fait ressurgir les démons d'une guerre que le jeune officier ne peut oublier, en proie à une panique incontrôlable qui jette Rose dans ses bras.
Dans l'auberge, désormais seuls avec leur désir, deux êtres affamés l'un de l'autre se dévorent de baisers et de caresses dans des étreintes fougueuses : plus d'angoisse ni de peurs, juste la sensation de leurs corps rivés l'un à l'autre qui les laisse fiévreux et anéantis.


Stupéfiante scène de coup de foudre où finalement très peu de mots seront échangés entre les amants en devenir, et c'est avec une intensité sans précédent que nous assistons, fascinés, à une séquence d'amour en pleine forêt d'une sensualité inouïe aux accents panthéistes.


Lean, tel un démiurge, transforme ce passage obligé en une communion physique avec le sous-bois : brins d'herbe agités par le vent, fils d'une toile d'araignée dansant au soleil, lit de campanules fleuries où Rosy se donne à l'officier... Seuls les sons ambiants se répondent, bruissement du vent dans les arbres, chant des oiseaux ou du ruisseau qui coule doucement au loin.


C'est d'ailleurs par son cadre que le film s'affirme comme une œuvre spectaculaire : comment ne pas mentionner, à cet égard la longue et célèbre scène de la tempête qui en est le symbole le plus évident ?
Une séquence unique d'un réalisme écrasant qu'aucun effet numérique ne pourrait remplacer, réalisée avec un minimum de trucages, et je ne suis pas près d'oublier les vagues de plusieurs mètres venant se briser sur le rivage : véritable morceau de bravoure apocalyptique au romantisme échevelé.


La grande Histoire est bien présente même si le cœur du film se situe auprès de
la fille de Ryan.
La guerre n'est jamais montrée mais Lean rend le conflit omniprésent grâce à quelques effets sonores et des images subliminales, insistant toujours sur le côté humain des personnages, restituant comme jamais la cruauté d'un village et sa galerie de trognes hilares, tout le poids du qu'en-dira-t-on et de la frustration dans des scènes de lynchage d'une crudité et d'une intensité redoutables.


C'est peut-être parce-que La Fille de Ryan n'a rien d'hollywoodien dans son traitement et se rapproche bien davantage de la sensibilité européenne qu'elle m'a particulièrement touchée.
Un chef-d’œuvre intemporel, raffiné, et en demi-teintes, porté par Robert Mitchum merveilleusement à contre emploi, Sarah Miles, tout en sensualité épidermique, le charme sombre et taiseux de Christopher Jones, l'expressivité bouleversante de John Mills, "l'idiot du village" le plus touchant jamais incarné, et un Trevor Howard fabuleux en sermonneur irascible et libre d'esprit.

Aurea

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