L’Histoire est cruelle : alors qu’il est à la fin des années soixante le pape d’Hollywood, que des superproductions comme Lawrence d’Arabie ou Le Docteur Jivago ont fait de lui LE créateur des grands classiques, David Lean se fracasse en 1970 sur les récifs de la modernité : La fille de Ryan, probablement l’un de ses plus beaux films, sera éreinté par une critique qui n’a d’yeux que pour les nouveaux bad boys d’Hollywood, considérant comme suranné ce mélo symboliste à l’heure où l’on ose enfin aborder de front la question de la violence et de l’innovation formelle.


Dans cette libre adaptation de Mme Bovary, triangle amoureux somme toute assez conventionnel, c’est l’attention au contexte qui prime : en trois heures, Lean a le temps de l’installer. Le lieu est ainsi un personnage à part entière, et nous offre l’un des plus beaux films existants sur l’Irlande. Les falaises, l’herbe verte sur une mer bleue, la robe jaune qui s’y déplace, l’étendue de sable ou les lys blancs du jardin composent un décor aux couleurs éclatantes, d’une picturalité assumée et travaillée par la remarquable photographie de Freddie Young, un fidèle de Lean. Les grandioses plans d’ensemble instaurent un cadre dans lequel se placent progressivement les figures du drame : pour le meilleur, sous un soleil éclatant, à l’abri d’une cavité ou de sous-bois intimes, ou pour le pire, lorsque la tempête accompagnera le déchaînement des passions.


Car il ne suffit pas d’un trio pour donner le souffle que Lean n’a jamais cessé de chercher dans ses œuvres : l’individu se frotte toujours à des enjeux qui le dépassent, et menacent de le dévorer. L’île est ici tout sauf insulaire : on y rapporte les traumatismes de la Grande Guerre, à travers la figure du Major, tout comme la domination Anglaise et les tensions qu’elle génère avec les indépendantistes. A plus petite échelle, dans ce village qui semble se réduire à une rangée de maison le long d’une unique rue (et qui rappelle celui de Qu'elle était verte ma vallée de Ford), les figures tutélaires jouent chacune leur rôle structurant : le prêtre, le père, le bouffon shakespearien qu’est Michael. Celle de Charles, (Mitchum dans un contre-emploi très touchant) peine à s’imposer : si sa casquette d’instituteur fait de lui une figure incontournable, son statut de mari n’est pas à la hauteur des attentes de son épouse, qui lui préférera le Major ténébreux et traumatisé.


Les premières étapes sont donc solaires : c’est le temps de l’éducation – assurée par le prêtre, qui fait autant office de confident que de psychiatre – la découverte en harmonie avec une nature fertile et bienveillante : une ombrelle qui s’envole dans le doux vent marin, une initiation au plaisir dans une forêt qui vient effacer les frustrations d’une sombre nuit de noces, pour une séquence d’une poésie rare, qui semble pousser plus loin le lyrisme de la scène aux jonquilles des 7 samouraïs de Kurosawa. Même lorsqu’il fantasme l’adultère, Charles reproduit les couleurs lumineuses d’un idéal, dans ces tableaux mirifiques de la plage et des costumes immaculés des amants.


A l’inverse du drame bourgeois satirisé par Flaubert, les individus ne vont pouvoir échapper faire l’économie du contexte : Rosy, prise dans les filets de la collaboration de son père avec l’occupant, et exposée au lynchage d’une population qui quitte l’idéalisme fordien pour annoncer la noirceur d’un Peckinpah. Le titre est en cela révélateur : là où le romancier privilégiait la figure de l’épouse, Lean fait de Rosy la fille de, un poids qui va la conduire à sa perte et empêcher son émancipation. La fabuleuse séquence de la tempête et de la récupération des cargaisons dans les vagues annonce la tourmente chez les individus, dans des scènes d’une grande violence, déchirant toute la beauté initiale par une obscénité jusqu’alors refoulée.


C’est toujours sur ce principe de l’exhaustivité qu’excelle Lean : le passage des saisons, le temps des illusions et le couperet du réel, les grandes scansions de l’Histoire comme autant de mâchoires qui dévorent les aspirations intimes au bonheur.


Film ambitieux et poétique, La Fille de Ryan convainc sur tous les tableaux.
Le temps, timidement, donnera raison à cette œuvre, même si aujourd’hui encore, son panache reste trop confidentiel et mérite d’être redécouvert par le plus grand nombre.

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le 3 mars 2017

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Sergent_Pepper

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