Film d'une grande beauté esthétique, La fille de Ryan de David Lean m'a subjugué du début à la fin. Lean a une vision picturale du monde et un parfait sens du cadre. La côte d'Irlande est filmée avec une grande poésie, de la douceur des embruns à la violence de la tempête. C'est un cinéaste des éléments au même titre que Kurosawa. Il distille ici avec élégance le vent et l'eau comme il sublime le vent, le soleil et le sable dans Lawrence d'Arabie et cristallise le vent et la neige dans Le Docteur Jivago.

La fille de Ryan exprime une grande vision du monde ainsi qu'une grande connaissance du peuple cruel et noble à la fois. Lean a toujours revendiqué ses origines modestes. L'utilisation de la musique (Maurice jarre et Beethoven) est superbe. Le contexte historique est finement brossé. La « petite » histoire dans la grande est d'une subtilité rare.

Nous suivons l'histoire de ce village et de ses habitants tenus par un prêtre (Trevor Howard) tout en puissance et force morale rude mais juste. Il est le foyer de la révolte irlandaise contre l'anglais. Aussi frustes et injustes que soient les villageois, ils font face à l’oppresseur anglais avec une solidarité qui force le respect. Ce contexte, ce décor, ces villageois mériteraient à eux seuls une longue analyse.

Au milieu de tout cela, nous assistons à un mariage et à un adultère, rien de plus classique. Pourtant, David Lean nous surprend par le traitement singulier de la situation. Au-delà de ce contexte fort, le thème central du film n'est pas l'amour mais le désir, et tout particulièrement le désir féminin.

Le film est partagé en deux parties: dans un premier temps, la montée et l’accomplissement du désir et dans un second temps, le désir brisé, les désillusions provoquées par ce monde rude, fermé et violent.

Le film de Lean nous montre les étapes des premiers désirs féminins. Rosy (Sarah Miles) veut connaître l'amour, pourrait-on croire à première vue. Elle désire avant tout. Elle veut connaître l’assouvissement de ce désir. Elle veut atteindre la sensualité, jusqu'à l'accomplissement de l'acte sexuel en tout ce qui l'habite et l'habille.

David Lean est sublime. Il nous fait ressentir le désir de l’héroïne. Nous sommes comme elle dans l'attente, presque dans son désir.

Rosy désire Charles (Robert Mitchum), l'instituteur du village, homme d'âge mûr dégageant une belle sensualité, malgré lui. Il est avant tout fort et rassurant.

Les regards, les gestes et les attitudes de Rosy nous conduisent vers l'être désiré. Deux scènes sont significatives. Elle pose délicatement son pied nu dans les traces de Charles dans le sable, sur la plage. Chez Charles, elle le suit du regard à travers les cloisons grâce aux bruits de ses déplacements dans l'autre pièce. Les plans séquences épousent la vision de Rosy. La caméra subjective contribue à nous mettre à sa place, a ressentir son désir. Nous sommes comme elle, dans une attente ardente. Le hors-champ, les bruits sont merveilleusement utilisés.

Elle finit par se marier avec Charles. La nuit de noce venue, elle déchante. Charles semble l'aimer mais aucun désir ne se dégage de lui. Il est solennel et protocolaire. Dans la chambre, on se déshabille séparément, elle cache son corps sous les draps.
Elle se "voile" car son désir est gâché par l'attitude de Charles et l'ambiance bruyante de la fête à l’extérieur. Tout pèse.
L'acte est court, raté, froid, comme une corvée, un passage obligé. C'est la première fois pour elle. Elle pourrait avoir des appréhensions, ce qui serait normal. Son désir était présent. Il fut déçu.

L'arrivée de Randolph (Christopher Jones) le bel officier de l'armée de Sa Majesté va tout changer.
Il est jeune, beau et ténébreux. Elle est troublée, séduite et brûle immédiatement de désir pour lui, lui aussi. Il revient de la guerre......La Grande Guerre. Il est meurtri. Il désire. Cela fait certainement longtemps qu'il n'a pas eu à désirer et à assouvir un désir sexuel.

Quelle scène et quel contraste! Ils se jettent l'un sur l'autre et s’embrassent frénétiquement. Ils se déshabillent mutuellement. C'est tendre et bestial sans jamais être vulgaire. Elle se donne à lui sans hésitation, sans "voile". Elle veut être nue, se donner corps et âme, sans aucune pudeur. Un érotisme noble et frénétique se dégage. Nous sommes avec eux, au plus près de l'intime.

La première partie s'achève sur l'accomplissement de ce désir. Ils feront longuement l'amour. Nous serons au plus près de leur chair.

Pour les amants, le destin sera funeste. Je vous laisse le découvrir. Cette seconde partie sera plus profonde encore.

Robert Mitchum, Sarah Miles, Christopher Jones et Trevor Howard sont parfaits. Ryan's daughter est sans doute son meilleur film malgré le manque de succès à sa sortie.

Le temps rend grâce à cette grande œuvre qui nous réconcilie avec nos propres désirs.

ManuKat
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le 24 mars 2023

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ManuKat

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