Maison cossue dans le grand parc d’une banlieue résidentielle, bourdonnement de voix alentour : assises à la table sous la balancelle, deux femmes devisent en regardant d’anciennes photos.
La plus jeune, amusée, sourit avec indulgence à l’embonpoint de son mari, un tour de taille qui n’a pas échappé à l’oeil affectueusement critique de sa belle-mère, laquelle couve pourtant du regard l’homme mûr, ce “bébé roux” qu’elle ne reconnaît plus, le comparant, attendrie, à son petit-fils, la chair de sa chair.


Devancé par ses cris, l’enfant paraît, garçonnet blond d’une dizaine d’années, les bras chargés de fleurs, bientôt suivi de son père.
-Tiens, grand-mère, c’est pour toi !
-Qu’il est mignon, merci Michel !
Exclamations de joie, embrassades, sourires ravis, le quatuor familial au grand complet se reforme.


Debout derrière son épouse, toujours assise, un bon sourire flottant sur son visage assez ordinaire, Charles, le maître des lieux, engoncé dans une veste en laine, les mains posées sur les épaules de sa femme, arbore l’air satisfait du propriétaire qui a retrouvé son bien, SON Hélène.


C’est donc une vision quasi idyllique de la famille, qui ouvre le film, mais déjà le contraste s’avère saisissant dans ce couple si dissemblable : lui, 45 ans, physique sans grâce dénué de tout mystère, silhouette quelque peu enveloppée, elle, la trentaine, solaire et sensuelle, visage sculpté aux pommettes hautes, dont le regard changeant, tour à tour lumineux, félin ou énigmatique, semble parfois se perdre dans un ailleurs où nul ne peut la suivre.


Comment Charles ne percevrait-il pas alors, en dépit de l’apparence parfaite que lui offre Hélène, ce vague à l’âme furtif, comment, lui, si attentif, derrière sa fausse indifférence, ne prendrait-il pas ombrage d’une indépendance , que grand seigneur il lui a accordée, en bourgeois libre d’esprit, tandis qu’elle se rend à Paris trois fois par semaine...
Le doute s’insinue puis s’installe, un appel raté et la jalousie se précise, exigeante et retorse : il veut savoir.


Dans cette famille bourgeoise qui joue au bonheur conjugal, c’est tout le talent de Chabrol qui se fait jour en cette période de révolution sexuelle de la fin des années 1960, quelque chose entre retenue et humour grinçant, une ambiance à couper au rasoir qu’accentue encore le jeu très particulier des acteurs : détachement feint de Bouquet, fausseté consommée de Stéphane Audran, sphinx impeccable et glacé, auquel son rôle de mère redonne toutefois les couleurs de la vie, la rendant plus humaine.


“Je ne pourrais pas me passer de mon fils” avoue t-elle à son amant après l’amour, l’une des rares scènes où on la sent vraiment sincère, presque “fragile”, sous le drap qui la recouvre, déesse de chair à peine entrevue dans ses dessous de satin blanc.


Et la machine se met en marche, les soupçons ont pris forme, se transformant en certitude depuis que Charles, grâce à une photo, connaît le visage de son rival, plus jeune et plus séduisant que lui, le mari bafoué, lui, cet homme de pouvoir, tellement fier de ce qu’il possède : sa grande maison, sa belle épouse, son jeune fils, tout ce qui contribue à la réussite d’un homme, ce TOUT, dont il se considère comme le propriétaire exclusif.


Impossible, à cet égard, de ne pas mentionner la scène la plus jubilatoire du film , celle de l’affrontement verbal entre le mari et l’amant : Bouquet, grandiose, parvient sous ses airs benoits et rassurants, à dissiper la gêne et l’inquiétude bien compréhensibles de Victor, se composant un personnage de mari compréhensif et large d’esprit qui partage avec sa femme une vie sans contraintes, faite de tolérance et de liberté réciproques.


L’amant, Maurice Ronet, excellent, pleinement rassuré, se laisse aller aux confidences, évoque sa première rencontre avec Hélène au cinéma, devient bavard : “ j’ai senti chez elle comme une disponibilité, et vous savez ce que j’apprécie le plus en elle? C’est sa douceur : on ne le dirait pas à la voir, comme ça, mais elle peut être si douce, après...”


Un étalage intime presque drôle, un échange au ton décalé qui va soudain virer au drame sans qu’on s’y attende vraiment, et quand l’intrigue policière surgit, c’est bien davantage comme catalyseur des sentiments des deux époux, finalement complices dans le crime : l’un pour l’avoir commis, l’autre pour s’être tue en comprenant.


“Flinguer la bourgeoisie”, comme l’a souvent dit Chabrol, mais surtout étudier le processus de recomposition d’un couple en perdition, et ce, quel qu’en puisse être le prix.
Une oeuvre perverse, un sommet du genre dans lequel jalousie et amour fou se conjuguent et se répondent, et pour le cinéaste une façon éclatante d’affirmer pour la première fois son entière liberté artistique en créant ce style auquel il injecte une bonne dose d’humour noir, s’amusant aux dépens du spectateur avec *malice et jubilation.

Aurea

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