On pourrait considérer La famille Tenenbaum comme une expansion au cube de ce que fut le point de départ de Rushmore : Max Fisher, génie incompris et inadapté, est désormais ici une fratrie de trois frères et sœurs, dramaturge, champion de tennis et inventeur, laminés par leur précocité et qu’on retrouve 22 ans après un prologue comme Anderson les affectionne, saturé d’informations, de texte à l’écran et soutenu par une voix off au charme désuet.


Le troisième opus du cinéaste est la pierre angulaire de toute sa filmographie à venir : on y voit portées à leur apogées la caractérisation des personnages, mais s’affirmer aussi une tonalité particulière, et enfin une identité visuelle unique.


La famille devient le creuset central, que le cinéaste n’a jamais délaissé depuis. Le père tente ici de reprendre contact avec les siens après un long silence, une constante (dans Darjeeling, Life Aquatic…), et les décombres d’une famille sont le terreau de névroses aussi comiques que touchantes. En variant ses personnages, grâce à un casting aussi impressionnant qu’éclectique, Anderson offre un véritable feu d’artifice dénué de tout temps mort. C’est pourtant grâce à une tonalité en contrepoint avec l’hystérie ou le pathos que pourraient générer toutes ces situations. Si l’adolescent de Rushmore avait un masque inexpressif crédible pour son âge, les protagonistes trentenaires en font ici tout autant. Même l’angoisse démesurée du veuf Ben Stiller est passée au filtre d’une certaine neurasthénie, qui paralyse littéralement les visages des autres personnages, Gwyneth Paltrow et Luke Wilson en tête.


C’est là que se joue l’étrange et unique alchimie du cinéma d’Anderson : l’étrangeté de ses personnages, l’insolite de leurs situation, leur inexpressivité devraient au mieux induire le comique, au pire la distance ; a contrario, ce sont autant de facteurs d’empathie. Parce que chacun se trompe, parce les excès sont trop grands pour ne pas être attachants, et que les mensonges, les illusions et les stratégies n’ont finalement qu’un motif : tenter d’envelopper par la pudeur, la gêne ou la pose le gouffre béant de l’amour.


Ce carnaval grotesque se révèle donc finalement profondément lyrique. Pour ménager ses effets, Anderson peut compter sur un casting d’exception, mais ne limite pas aux faciès marmoréens ou aux dialogues tordus les ressorts des sentiments. La BO la plus classieuse du monde lui sert sur un plateau d’argent les émotions les plus diverses : Nico, Drake, Elliott Smith, Le Velvet, Van Morrisson ou les Stones côtoient Ravel et Satie avec un sens de l’équilibre confondant.


La famille Tenenbaum est enfin un grand coup d’éclat visuel : c’est ici que s’affirment les obsessions à venir d’Anderson, que ce soit sur le travail des couleurs, les fameux travellings latéraux et la construction symétrique. Cette artificialité revendiquée fonctionne sur le même principe que le jeu des comédiens ou la pose travaillée par les personnages : ambivalence fondamentale, entre l’ostentatoire et le refoulé, la pop et le mutisme, la polychromie et la grisaille des cœurs, elle dit un état hors-temps, une carte postale dans la poste restante de sentiments étouffés.
Un cinéaste est né.


(8.5/10)


http://www.senscritique.com/liste/Integrale_Wes_Anderson/1463750

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le 6 oct. 2016

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