Je me souviens avoir été interpellé, il y a quelques années, à la lecture d’une interview de Quentin Tarantino qui, pour décrire Death Proof, parlait de masturbation. Il expliquait avoir voulu construire son film comme tel, usant et abusant d’éléments excitants (bonne musique, jolies filles, suspense, méchant etc.) pour arriver à « l’orgasme final ».

Cette notion d’orgasme final vaut également pour deux films actuellement à l’affiche : d’un côté le génial Whiplash, au sujet duquel nous ne nous étendrons pas ici, de l’autre La Famille Bélier. Tout le film semble en effet avoir été construit dans l’optique de faire jouir son spectateur durant son dernier quart d’heure.

Et la masturbation pour arriver à cet orgasme s’est donc faite sur du Sardou, avec une chanteuse mauvaise actrice car sortant de The Voice (l’émission où la présence importe peu pourvu que la voix soit là, les mecs tournant le dos aux prétendants – prétendus ? – chanteurs) et un scénario qui aurait pu, mais nous y reviendrons, être écrit par un gamin de 8 ans.

J’appelle ça un viol. On m’a violé pendant 1h30.

J’en ressors d’ailleurs les jambes molles, avec quelques réminiscences, que dis-je relents de Michel Sardou dans la tête. « Je ne m’enfuis pas je vole », chanté-je en me demandant bien comment je pourrai un jour me sortir cette mélodie à la con de la tête, puis consultant sur internet s’il existe des cercles de parole pour se défaire d’une addiction si gênante au quotidien. Réhabiliter Michel Sardou dans l’esprit gauchiste qu’est le mien est une putain de séquelle, que je ne manquerai pas d’arborer comme preuve lorsque les gendarmes auprès de qui je m’en vais porter plainte me questionneront sur l’objet du délit.
Dédiabolisation

La Famille Bélier, c’est l’histoire d’une jeune fille aux parents et au frangin malentendants, qui chante a priori vachement bien, et voudrait bien « monter à Paris » faire une école pour se perfectionner.

La jeune fille, c’est Louane du télé-crochet The Voice (vous comprendrez le « a priori » : la gamine a été repérée par Garou et Florent Pagny). Karin Viard et François Damiens interprètent pour leur part Karine Viard malentendante en quête d’un César parce qu’il y en a marre que les acteurs dans des comédies ne soient jamais reconnus par l’académie et François Damiens malentendant en quête d’un César parce qu’il y en a marre que les acteurs dans des comédies ne soient jamais reconnus par l’académie.

Tout commence dans une ferme, puisque ce sont des gens du peuple, ces Bélier. Un petit veau vient de naître, et l’on comprend vite que, si le paternel porte la culotte, il est bien emmerdé lorsqu’il s’agit de se débrouiller tout seul : c’est bien pratique d’avoir une fille à l’oreille vive lorsqu’on est malentendant. Parce que les Bélier connaissent la langue des signes, mais sont incapables de se faire comprendre d’autrui sans faire appel à leur bien aimée chérubine, ce qui est déjà une bizarrerie scénaristique sur laquelle il faut fermer les yeux pour ne pas illico décrocher du film.

Alors Louane parle avec les clients à qui elle vend des fromages que sa mère se contente d’emballer, grand sourire de pimbêche aux lèvres (l’histoire ne nous dira pas si celui-ci est légitimé par sa surdité ou bien parce que c’est une dame de la campagne).

Pourtant, Louane, ce qu’elle aime, c’est chanter, découvre-t-elle en s’inscrivant (pour suivre un garçon, instant Twilight) dans une chorale menée par Eric Elmosnino, seule lueur d’espoir du film, un taré obnubilé par Michel Sardou.

Ceci pourrait être un gag assez marrant que de forcer les gamins à chanter cette bouillie immonde (et du Sardou survendu par l’interprète de Gainsbourg, c’est très drôle, quand même), mais là n’est pas du tout l’intention du réalisateur. Non, il s’agit ici de réhabiliter Sardou (et je vois à l’instant sur le top écoutes de Deezer, que ça marche parfaitement). Michel Sardou. Qui serait donc, aux dires du film, « à la variété française ce que Mozart est à la musique classique ».

Attention putain avec la dédiabolisation de tout. D’abord le FN, ensuite les sous-marques qui font des simili-Dinosaurus, et maintenant Michel Sardou. Et pour faire se racheter une conduite à Sardou auprès des gamins fans de Louane, réalisateur, scénariste et musiciens s’allient pour faire en sorte que chaque chanson soit chantée environ 24 fois dans le film. En entier.

Comment veux-tu que l’on ressorte de la salle sans chantonner « Je Vole » ? Je viole, oui…
La mécanique du frisson

J’entends déjà les insultes fuser. Je serais un snobinard qui aurait boudé son plaisir. Oui, je l’avoue, j’ai eu mon orgasme final, mes frissons et la larmichette qui a point, lorsque j’ai vu Louane (attention spoiler de bâtard) signer la chanson finale pour la faire comprendre à ses parents. Je ne peux le nier, mais je frissonne aussi à chaque fois que je vois la pub pour Lady Million de Paco Rabanne, parce que j’aime beaucoup la musique. C’est pas pour autant que je vais tous vous conseiller de la regarder en boucle.

Il est de bon ton d’arguer ça et là que la critique de cinéma s’éloigne petit à petit de la populace, à coup de boucliers anti-ressenti. Mais les gens qui prétexteraient ça à propos de La Famille Bélier se trompent. Il n’est aucunement question de bouder son plaisir, mais de se questionner sur l’origine de celui-ci. Dans le cas de La Famille Bélier, il est malhonnête.

Si le film fonctionne, c’est grâce à sa com, à ce que votre voisine qui ne va au cinéma que pour voir les films dont Michel Drucker a parlé nous en dira. Et pour peu que l’on ne sorte pas de la salle en se demandant un peu pourquoi on a frissonné à la fin et sans se rappeler qu’avant on trouvait ça au niveau d’un épisode de Plus Belle la Vie, on a vite fait de tomber dans le panneau. A la question « ma voisine aurait-elle autant aimé Whiplash ? », qui finalement est l’hypothèse même que fait le critique de cinéma lorsqu’il prend sa plume, je réponds dans le cas présent un définitif putain de grand oui.

Whiplash - qu’on l’aime d’Amour ou qu’on le trouve fasciste c’est une autre question – essaie des choses, filme la musique sans se contenter de la montrer, met en scène deux acteurs qui crèvent l’écran, et se conclut sur un final complètement jouissif, au terme duquel on n’a aucune gêne à pleurer toutes les larmes de son corps et à se lever pour applaudir. C’est un film de cinéma, avec un vrai propos, mis en scène et réalisé par des cinéastes.

Whiplash a fait le tour des festival et été récompensé un peu partout. Le film ne fera pas 500 000 entrées en France.

Et si la critique de cinéma peut encore permettre quelque chose dans ce monde où on l’a décrédibilisée par crainte (avérée parfois, sûrement) de sur-intellectualisation, ce devrait être d’inverser la tendance. Mais La Famille Bélier fera 7 000 000 d’entrées que je le veuille ou non.
La question de l’humour

Pourtant, certaines choses auraient pu fonctionner, comme cette belle idée de faire s’engager en politique, par ras-le-bol d’être pris pour un handicapé, le patriarche. Bonne idée transformée en gag limite lorsque celui-ci traitera toute l’assemblée de son premier meeting de crétins.

C’est comme ça que fonctionne l’humour français qui fait des entrées en ce moment. Il s’agit d’abord d’expliquer qu’une caste, qu’un handicap ne rend pas ses représentants si différents de nous, pour montrer ensuite que ça ne les empêche pas pour autant d’être un peu à l’image de ce qu’a priori on aurait pu en penser.

Ainsi, le bouseux malentendant peut s’engager en politique, mais aussi être un sacré connard un peu débile. Même mécanisme que dans Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?, autre gros succès du box-office à l’humour – raciste – en deux temps.


Des personnages on se moque, donc, mais la culpabilité que l’on pourrait ressentir s’annule par le discours pseudo-moral rabâché tout autour.

A côté de cette drôle d’idée de l’engagement politique, beaucoup d’idées plus ou moins drôles balancées par un scénariste que l’on imagine sur-caféiné, car auteur de 23 pistes à la minute abandonnées dans la seconde suivante.

Le film s’apparente à un étalage de possibilités inexploitées, enchaînant les fausses idées ne menant nulle part. Ca ressemble à une liste Buzzfeed : « 10 situations relous quand on a des parents sourds ».

Voilà, c’est ça. La Famille Bélier est au cinéma ce que Buzzfeed est au journalisme. Et ce que Sardou est à la variété.
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le 4 janv. 2015

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