La complainte du sentier est le premier volet de la Trilogie d'Apu, et aussi le premier long métrage de Satyajit Ray. Il faut avoir vu, sur place comme je l'ai fait à Bénarès, l'une de ces productions ultra sucrées de "Bollywood", 3h en moyennes de scènes de danse et d'intrigue à l'eau de rose, pour saisir l'audace de la démarche du jeune cinéaste.


Sous l'influence du néoréalisme italien, de Jean Renoir (dont il suivit le tournage sur place de son film Le fleuve) mais aussi de Kurosawa (les scènes de forêt m'ont évoqué Rashomon, par leur esthétique et par leur cadrage), Satyajit Ray accouche d'un film épuré, emblématique déjà de ce qui fera son style.


5 ans furent nécessaires pour boucler ce tournage dans la campagne indienne. Une campagne nullement familière au cinéaste, issu d'un milieu urbain. Ray se l'approprie superbement. Le film déplut en Inde, où l'on jugea qu'il donnait un point de vue misérabiliste du pays. Misérable, la famille qui nous est montrée l'est assurément : deux repas par jour sont une fête, la mère est sans cesse obsédée par le moindre sou et la petite Durga est obligée de voler des fruits pour nourrir sa grand tante. Pourtant, ces gens restent dignes, comme on le voit dans la scène où la mère refuse les quelques roupies qu'on lui propose, ou dans celle où le père n'accepte pas d'emblée un job qu'on lui propose pour ne pas donner la sensation qu'il est dans le besoin. Qui est allé en Inde sait que l'apparence, le visage que l'on montre, est une chose fondamentale.


Ray montre aussi l'attitude de cette société traditionnelle à l'égard de la distinction des sexes : Durga est sans cesse réprimée par sa mère, alors qu'on cherche à réaliser tous les désirs d'Apu (ex : manger du riz au lait). La fille de la voisine aussi subit des ordres ("ne leur donne pas !"). A la maison, c'est la mère qui porte toute la charge de la famille, pendant que le père poursuit ses rêves de gloire littéraire, cherchant sans trop d'empressement à rapporter un peu d'argent. Le portrait du couple est subtil, car la mère est beaucoup moins sympathique que le père : elle sourit très peu, est toujours tendue, chasse à plusieurs reprises la Tatie. A côté, le père semble être la bonté même, c'est lui qu'on sollicite pour obtenir les quelques roupies qui donnent accès aux bonbons. Ce faisant, l'air de rien, Satyajit Ray dénonce la dure condition de la femme : facile d'être souriant et détendu lorsqu'on ne s'occupe de rien, part pour 6 mois dans donner de nouvelles, pour revenir finalement tel un sauveur !


Le film aborde aussi la prégnance du religieux et de ses rituels : les fêtes, le lien aux ancêtres avec cette maison qu'on ne veut pas quitter, le Ganesh qu'on prie avant de quitter la maison, et cette phrase qui revient : "La volonté de Dieu est toujours bonne". Mais le religieux est aussi de l'ordre de l'animisme, avec la nature magnifiée par le cinéaste : lumière dans les feuillages, batailles d'insectes au bord de l'eau qui vire au tableau abstrait grâce aux reflets des arbres dans le lac, ciel lourd qui menace, pluie qui forme des cercles à la surface de l'eau, vent qui ébranle la bicoque où se terre la famille... La nature est omniprésente, ce qu'on ne ressentira pas à Bénarès dans l'opus suivant, L'invaincu (si ce n'est la présence du Gange et des oiseaux).


Tout cela baigné en permanence par la musique de Ravi Shankar, plus ancré dans un centre tonal que celle qu'il composera pour L'invaincu.


Il faut aussi évoquer l'extraordinaire personnage de la Tatie : quelle tronche ! Sa bouche édentée répond à celle de Durga, les deux personnages féminins étant unis en sautant une génération. La pauvre vieille est rejetée de partout mais s'impose avec une belle obstination. Ray la fait aussi apparaître en sorcière inquiétante, lorsqu'il filme son ombre sur le mur, racontant une histoire. Lorsque les deux enfants la découvrent figée dans la forêt, elle semble se fondre dans le paysage telle une souche morte. Et la cérémonie qui l'accompagne vers l'au-delà se limite à une simple marche, sur un brancard, le long d'un sentier.


Car le cinéaste indien, tournant le dos là encore à Bollywood, fait toujours preuve de pudeur dans l'évocation des sentiments.


Ainsi l'agonie de Durga est-elle montrée par les deux visages en gros plan, le sien et celui de sa mère, cette mère qui se montrait si dure avec elle. La douleur de sa mort (que je savais certaine, ayant vu d'abord L'invaincu) est figurée par un rictus de la mère empoignant le sari que son mari avait acheté pour elle, et par un cri déchirant du père.


La mort de Durga est terrible mais libératrice, typique de la pensée hindoue : Shiva, dieu de la destruction, est aussi vénéré que Vishnou, dieu de la conservation, car la destruction peut se révéler libératrice. Elle l'est pour le père, qui se décide enfin à quitter le village - la voisine, jusqu'ici implacable, se montre enfin généreuse et prend conscience dans une scène très belle que rester toujours au même endroit "rend méchant". Elle l'est aussi pour Apu, qui jette les bijoux volés dans le lac. On peut enfin tourner une page, répondre à l'appel de ce train, omniprésent aussi dans L'invancu, qui symbolise l'émancipation.


Cette critique ne serait pas complète sans énumérer encore moult beaux moments, pour ne pas les oublier :
- Le reflet dans la mare alors que la famille marche en file... indienne.
- Lors du vol des bijoux par Durga, les accusatrices qui fendent le linge séchant dans la cour, puis la mère qui chasse Durga, chacune pleurant de part et d'autre du mur en ruine ; raccord sur le visage de la Tatie puis sur celui d'Apu ; magistral !
- Le père qui se repose au premier plan, la mère au second plan lorsqu'ils discutent de la possibilité de partir pour Bénarès : c'est toujours l'homme qui décide, ce qu'exprime la composition du plan.
- La joie toute simple, enfantine (ce qui l'unit à Durga) de la Tatie qui a un nouveau châle. Pour la mère, tout cadeau est suspecté d'une perte de dignité.
- Le festival, l'un des rares moments où la mère sourit. Les enfants qui surgissent devant la porte : filmés à ras du sol, en contre plongée, ils donnent l'impression d'une nuée d'oiseaux. Ils peuvent obtenir des friandises gratuitement, contrairement à une scène précédente où Durga et Apu poursuivaient le marchand de bonbons.
- L'ébahissement d'Apu pendant le spectacle.
- La balade de Durga et Apu au milieu des roseaux. Le son des poteaux télégraphiques qu'on écoute, étonné. Puis le train à l'horizon, scène qu'on retrouvera avec insistance dans L'invaincu, après lequel, déjà, court Apu, dans une très belle scène que n'auraient pas renié Renoir ou Ophuls.
- Le serpent qui se faufile dans la maison désertée par la famille : la faune reprend possession des lieux.


Un inventaire à la Prévert ? Oui, et c'est peut-être le travers du film : il n'est pas toujours structuré, organique, donnant par moments la sensation d'une succession quasi documentaire de scènes de la vie quotidienne. Assez cohérent, certes, par rapport à la période de l'enfance, dont on se souvient souvent de cette façon : fragmentaire, peu structurée. Cela nuit toutefois à la "lecture" du film et L'invaincu sera meilleur de ce point de vue. Pas si grave d'ailleurs, tant cette Complainte du sentier a un charme qui opère à retardement, comme presque tous les films de Satyajit Ray : il se bonifie avec le temps. Un peu comme un voyage en Inde, ceux qui y sont allés peuvent en témoigner.


7,5

Jduvi
7
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le 3 févr. 2021

Critique lue 147 fois

2 j'aime

Jduvi

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