Vous n'aurez pas de couleur ni de musique ; mais vous serez avec eux

Il existe des films qui sont portés par leur bande-son. Conan le Barbare, les Star Wars, Lawrence d'Arabie ou autre Ligne Rouge, autant de perles qui perdraient de leur éclat s'ils défilaient devant nos yeux sans cette musique (pour être tout à fait juste, ce serait surtout catastrophique pour les deux premiers exemples).

La colline des hommes perdus n'est pas de ces films. Ici, le spectateur sera seul. Seul avec ces prisonniers rejoignant leur camp pénitentiaire, seul dans leur cellule elle-même enfermée au milieu du désert. On pourrait regretter que le Noir et Blanc ne puisse sublimer ce fantasme occidental par excellence ; il suffit de revoir la photographie démentielle de David Lean dans son chef d'oeuvre consacré à T.E.Lawrence pour voir la puissance hypnotique de cette chaleur accablante et à bien des égards fantasmatique. Et bien, pourtant, la magie opère, une nouvelle fois. Loin de desservir l'ambiance torride de cette fournaise, le Noir et Blanc sublime la transpiration de visages hagards.

Il ne faut pas y aller par quatre chemins : cette oeuvre est un grand film, un très grand film, porté par des acteurs au pire impeccable, le plus souvent excellent. On pourrait mettre en avant le rabatteur de chaland, Sean Connery. Oui, il est très bon ; est-ce seulement une surprise ? Je préfère mettre en avant le jeu exceptionnel, oui exceptionnel, de Harry Andrews, l'excellent Ian Bannen, l'impossible révolté, Ossie Davis, finissant le film en apothéose et le tellement british des bas fonds Jack Watson. Tous, sous la maitrise de Sidney Lumet portent ce film bien plus haut que nombre d'oeuvre qui suivront sur le sujet. Mais aucun ne parvient au niveau de l'éclatant Ian Hendry, terrifiant dans son rôle de garde chiourme implacable.

Justement, de quoi parle-t-on ? Un rapide coup d'oeil aux différentes listes associées ici à ce film permet de voir qu'il s'agit d'un film de guerre, d'un film de sergent instructeur martyrisant ses hommes ; en quelques instants nous voici donc porté à croire qu'il s'agirait d'un full metal jacket avant l'heure et, au regard de la qualité de ce dernier, d'un film qui serait nécessairement en-dessous. Je crois que cette approche est mauvaise. Non pas que je me permette de juger tout à chacun ; mais j'y ai vu bien autre chose.

Primo, nous n'avons pas ici de sergent instructeur : ces hommes, emprisonnés pour diverses raisons en temps de guerre, sont tous des soldats. Volontaires ou non, planqués ou non, ils ont dépassé le stade du recrutement depuis belle lurette.

Secondo, nous sommes ici dans une approche britannique de l'armée ; qu'on se le dise, le sergent instructeur qui hurle dans les oreilles, c'est d'abord une approche américaine. L'armée britannique n'est pas tout à fait comparable à son homologue US, ne serait-ce qu'au regard de son approche de la hiérarchie. Après tout, nous sommes dans une monarchie ...

Tertio, nous sommes en 1942-43. Le Vietnam de Kubrick, c'est une génération plus tard, dans un monde qui a bien changé. Ici, s'éteint l'Europe sûr de sa puissance, sûre de ses empires. Ici s'effondre un monde qui a vieilli et s'est petit à petit figé dans ces certitudes.
La colline des hommes perdus est un film sur l'univers carcéral, avec ses codes propres, son injustice ou, plutôt, sa propre conception de la justice. Cette oeuvre dénonce, en avant-garde (nous sommes en 1965, je rappelle que la ségrégation existe toujours aux USA sous diverses formes et tend tout juste à disparaître, que les empires coloniaux s'éteignent à peine emporter le sentiement de supériorité des blancs vis à vis de tous ceux qui ne leur ressemblent pas) le racisme ordinaire, la conception de noirs vus comme des singes, l'homophobie. Qu'est-ce que le droit en temps de guerre ? Guantanamo est-il plus humain que cette fournaise ?

Bien plus que Full Metal Jacket qui, pour moi, illustre bien autre chose, ce film s'attaque aussi à une montagne : l'obéissance aveugle. Peut-on admettre un ordre idiot ? A partir de quand se révolte-ton au risque de mettre en péril la communauté ? Car, au final, Joe Roberts (Connery) et le sergent major Bert Wison (Andrews) sont d'accord : une armée, sans ordre, n'existe plus. Le premier s'insurge contre l'incapacité de l'institution à évoluer, le second désire reformater des hommes qu'il, j'en suis certain, aime profondément. Le conflit est nourri par la conviction, pour ce dernier, qu'il faut aller au bout de la logique au risque de plonger avec cet officier supérieur qui n'existe plus en dehors du pieu de sa prostituée de service, dans l'abyme. Il y a du Bounty dans cette approche.

La colline des hommes perdus est un film sur la fin. Ce mot va dans deux directions : le but, l'effondrement et le néant. Et bien chacun pourra trouver réponse à l'une ou l'autre des significations, ou au deux. C'est aussi un film sur la bêtise banale servie par ce Sergent Williams prenant son pied à prendre peu à peu le pouvoir en martyrisant pour le plaisir ses hommes.

La première heure plante judicieusement le décors ; la seconde porte le film au sommet avec un final éblouissant.

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le 30 mai 2013

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Aqualudo

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