Je suis allé voir ce film par hasard et sans du tout savoir dans quoi je m'aventurais. Ca faisait très longtemps que je n'avais pas été distrait une seule seconde pendant toute la durée d'un film. Impossible de décoller mes yeux de l'écran ou de gigoter dans mon fauteuil, j'étais simplement cloué et pétrifié (et, à mesure que le film avançait, terrorisé et révulsé, terriblement mal à l'aise) par ce qui défilait.

De son argument de base un brin fantastique / surréaliste, à savoir le détraquage d'un climat et des saisons qui rend la terre infertile, et qui tue peu à peu la nature et la vie, ce film brillant réalise l'exploit de se construire sur un double axe esthétique et thématique : le surréalisme symboliste et l'étude de mœurs cruelle.

La photo somptueuse du film et les mouvements de caméras millimétrés et très lents évoquent des tableaux de différentes époques, de l'école flamande à Magritte pour faire simple, ainsi que quelques cinéastes aussi importants que Kubrick, Buñuel ou plus évidemment pour moi, le Lars Von Trier d'Antichrist / Melancholia et Bela Tarr. A ces deux cinéastes, le film emprunte une maestria et un pessimisme insidieux qui envahit l'écran et le spectateur. Par petites touches, par des plans fugitifs et quasi inexplicables, une angoisse sourde gronde, l'horreur se fait omniprésente. Les abeilles meurent, les vaches ne donnent plus de lait, les agriculteurs se suicident, et la tension monte entre les villageois.

C'est l'autre réussite du film : l'étude minutieuse, entomologique, des comportements ruraux en période de famine est quasi balzacienne. Deux familles ennemies se déchirent, leurs enfants qui avaient pour habitude de flirter dans les bois s'ignorent et se battent sous le regard mort de corbeaux inquiétants, la solidarité se meurt, les gens mangent des insectes comme si c'était du caviar et la peur de l'étranger se fait alerte.

A mesure que la fable noire se déroule et qu'un mécanisme sinistre de lynchage - la tension des dernières scènes est proprement insoutenable - se met en place, on comprend l'éventuelle portée métaphorique de ce film belge : nous sommes en terre francophone mais un néerlandophone fait irruption dans le village au moment où la terre se meurt; plus qu'une fable écologiste - à mon avis une impasse interprétative pour ce film - c'est une fable politique sur la situation actuelle de la Belgique qu'il faut peut-être déceler, et pour le coup cette situation est une impasse tout court. L'entente entre les communautés est impossible, la méfiance règne, les hommes ne se comprennent plus et en guise de protestation, la terre décide de mourir. Les scènes atroces où le pauvre apiculteur philosophe est agressé gratuitement offrent un réalisme cru en parfait contrepoint avec les fulgurances surréalistes qui émaillent le film, à l'image de ce simplet qui parle à son coq puis le tue par désespoir, à ce saignement de nez sur une balançoire, où à ce troupeau d'autruches qui envahit l'écran lors du dernier plan. Fritz Lang utilisait des plans de coupe sur des poules pour signifier les commérages de femmes médisantes, ici c'est une image de la méchanceté et de la lâcheté humaines qui nous est adressée de plein fouet par le regard caméra troublant d'un ratite un peu perdu.

L'avant dernière scène offre un message d'espoir tristement nié par la silhouette menaçante d'un arbre mort sur l'horizon, où s'éloignent les deux survivants du conte, tandis que l'époustouflante ouverture de la Passion selon saint Jean de Bach conclut le film sur cette image absurde de volatiles qui ne peuvent s'envoler et donc fuir de ce monde en vases clos. Tarkovski n'aurait certainement pas renié une fin d'une telle puissance, et je ne dis pas ça pour la conjonction de l'arbre (le Sacrifice) et de Bach (presque tout ses films).

Bref, un chef-d'oeuvre monumental.
Krokodebil
8
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le 17 août 2013

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Krokodebil

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