Motifs de honte pour la plupart de nos compatriotes au courant de cette histoire et de fierté pour la poignée de disciples de Jean Mabire, certains des derniers défenseurs du bunker d'Hitler assailli par l'Armée Rouge en ce mois d'avril 1945 étaient des Français, volontaires anti-bolcheviques de la division SS Charlemagne, rapatriés d'urgence de Poméranie pour colmater une brèche béante destinée à les avaler pour mieux les vomir dans les poubelles de l'histoire. Dommage que cette anecdote ne se retrouve pas dans Der Untergang, quoique le réalisateur Oliver Hirschbiegel n'en ait pas eu besoin pour montrer tout ce que ce "dernier carré" du IIIème Reich avait de pathétique et de désespéré.


Rigueur historique, ambiance de fin du monde et galerie de personnages hauts en couleur, portés par des acteurs incroyables : telle est essentiellement la recette du succès mérité de ce long-métrage de 2004, l'un des plus gros du cinéma allemand à l'international, dans la même veine que Goodbye Lenin et Das Leben der Anderen sortis à la même époque. Le genre s'est un peu tari depuis, même si la télévision a repris le relais avec des programmes de qualité comme Unsere Väter, Unsere Mütter, Babylon Berlin et Das Boot.


Mais revenons à nos moutons – ou plutôt à nos loups, puisque c'est d'ailleurs à la Wolfsschantze de Rastenburg, en Prusse-Orientale, que s'ouvre le film en 1943, lorsque le sort des armes n'est pas encore trop défavorable à la Grande Allemagne : Traudl Junge, jeune et jolie Bavaroise, s'y rend pour tenter d'obtenir le poste de sténo du Führer des deutschen Volkes en personne, un certain Adolf Hitler. Ce sont d'ailleurs ses origines méridionales qui semblent lui décrocher le job, puisque son premier essai se passe mal : "star-struck", comme on dirait aujourd'hui, Traudl perd vite le fil mais Hitler, conscient de son aura, la réconforte et lui offre une deuxième chance, qu'elle saisit avec brio.


Toute l'intelligence de la démarche d'Oliver Hirschbiegel se retrouve d'ores et déjà dans cette séquence d'ouverture, au cours de laquelle le plus criminel le plus tristement célèbre du XXème siècle fait preuve de plus de patience et de gentillesse que 99% des recruteurs auxquels j'ai eu affaire : traiter ses personnages (100% historiques, jusqu'au moindre trouffion) comme des êtres humains à part entière et non des monstres ou des victimes, le tout grâce à une interprétation sans failles et une mise en scènes sans fioritures. On pourra toujours arguer que cela reste de la fiction et que le livre à l'origine du film, signé l'historien controversé Joachim Fest, n'est pas forcément toujours des plus fiables, il n'empêche que le film a soulevé une vérité dérangeante, que reprendraient bientôt Le Dernier Roi d’Écosse au sujet d'Idi Amin Dada ou encore Une Exécution Ordinaire à celui de Staline. Mais cette mode, c'est bel et bien Der Untergang qui l'a inaugurée.


Deux ans après cette entrée en matière à la fois surprenante et familière aux yeux du spectateur de XXIème siècle, la situation est beaucoup moins tranquille et plaisante pour Traudl, son employeur et le peuple allemand tout entier : c'est un Hitler beaucoup plus conforme à son image que nous retrouvons à l'aube de son 56ème anniversaire, écumant de rage que l'envahisseur soviétique ait atteint les faubourgs de Berlin et commence les bombardements en ce jour précis. Le jonglage permanent entre le tyran vociférant sa haine avec une verve proprement terrifiante et le vieillard prématuré, poli et plein de bienveillance envers ses proches et son personnel, fonctionne à merveille du début jusqu’à la fin, parfaitement dosé par Hirschbiegel et appliqué par Bruno Ganz.


Je ne sais pas comment j'ai pu attendre tout ce temps pour mentionner celui sans qui cette entreprise pour le moins risquée se serait lamentablement vautrée, et qui nous a hélas quittés il y a quelques mois. Que dire au sujet de la composition de Ganz dans le rôle ô combien périlleux du Führer, qui n'ait déjà été dit et répété auparavant ? Je ne suis pas fan de ces vidéos (probablement parce que je comprends l'allemand et qu'aussi bestial qu'elles soient, ses vociférations ne sont pas inintelligibles à mes oreilles) mais les parodies "Hitler reacts to…" constituent un hommage auquel peu d'autres acteurs ont été exposés. Pour ma part, je me contenterai de dire qu'il s'agit ni plus ni moins d'une des performances les plus hypnotiques qu'il m'ait été donné de voir. Bruno Ganz EST Adolf Hitler, dans toute son horreur et ses faiblesses, ce qui, cela va sans dire, a considérablement ébranlé le grand acteur suisse en son temps.


Ce serait cependant une erreur que de réduire le film à la seule interprétation de son acteur principal, aussi extraordinaire fut-elle. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le titre du film n'inclut pas le nom de Hitler, contrairement à celui de l'ouvrage de Fest sur lequel il se base. Cette "chute" est celle de tout un pays, toute une nation, toute une idéologie ; une Götterdämmerung, un "crépuscule des dieux" encore plus tragique (pour ses protagonistes, pas pour l'humanité) que celui de Wagner que le dictateur moustachu affectionnait tant. Les acteurs en question n'ont pourtant rien de divins : secrétaires apeurées, généraux pétochards, SS avinés, enfants fanatisés, traîtres, déserteurs… elle est belle la Race des Seigneurs !


Là encore, cette tour de Babel est merveilleusement desservie par ses interprètes : Alexandra Maria Lara apporte ce qu’il faut de naïveté et de résignation silencieuse au personnage de Traudl, censée représenter la citoyenne allemande lambda, partagée entre horreur et admiration pour le Führer. Son amitié avec sa compatriote bavaroise Eva Braun est particulièrement éloquente à cet égard, ce que permet l'alchimie de Lara avec l'excellente Juliane Köhler dans le rôle de cette femme mystérieuse et souvent caricaturée. Son beau-frère, le dépravé Fegelein, est joué par Thomas Kretschmann, qui décidément ne quitte jamais l'uniforme feldgrau. Notons également Heino Ferch en Albert Speer, ministre et architecte favori, ou encore Christian Berkel et Matthias Habich en médecins SS.


Oliver Hirschbiegel, pour sa part, est essentiellement un réalisateur de télé, et cela sent, de même que l'économie de moyens : son film est avant tout une suite de conversations et de scènes d'état-major, la plupart à l'intérieur du Führerbunker, avec quelques excursions à l'air libre, si l'on peut dire, puisque les rues berlinoises sont le théâtre d’un Rattenkrieg sans merci entre Jeunesses Hitlériennes fanatisées et vieillards du Volkssturm transformés en chair à canon d’un côté, soldats soviétiques ivres de vengeance contre les bourreaux de leur peuple de l'autre. La reconstitution des ruines, des costumes et de l'ambiance sont toutefois plus réussis que dans nombre de plus grosses productions, donc l'argent a été bien employé ! Toutes les séquences dans les couloirs du bunker sont particulièrement réussies et oppressantes, on se croirait dans un jeu vidéo Wolfenstein. La sobriété d'Hirschbiegel lui permet notamment de se sortir avec brio de la scène la plus terrible du film : le destin tragique des enfants Goebbels…


Irréprochable sur la forme et dans son traitement du personnage d'Adolf Hitler, Der Untergang m'a laissé un peu plus songeur sur le fond. Unique de par son approche frontale et humaine du principal protagoniste, il s'inscrit néanmoins dans une longue traduction de films de guerre allemands, parmi lesquels on pourrait citer Die Brücke de B.Wicki, Hunde, wollt ihr ewig leben? de F.Wisbar, Das Boot de W. Petersen ou Stalingrad de J. Vilsmaier, qui ont tous en commun d'aborder la Seconde Guerre Mondiale du point des vue des soldats au front et/ou de la population à l’arrière, et notamment des enfants. Angle pour le moins intéressant, tant le spectre du Nazisme continue de hanter la société allemande et la perception de leur pays à l’étranger.


Sauf qu’à chaque fois, j'ai le sentiment que la question de la responsabilité du peuple, soldats comme civils, est éludée, alors que c'est précisément le sujet le plus sensible. Traudl Junge tape les ordres d'Hitler, elle est horrifiée de ce que cela implique mais lui reste fidèle jusqu'au bout, puis échappe aux viols collectifs perpétrés par les soldats de l'Armée Rouge, quittant Berlin à vélo en compagnie d'un orphelin. Et… c'est tout.


D'un côté, j'apprécie qu'Hirschbiegel semble se garder de tout jugement, et laisser le spectateur se faire le sien. De l'autre… c'est un peu facile. Cet avenir radieux, Hitler lui-même l'avait promis, mais pourquoi diable l'immense majorité du peuple allemand lui est-il resté fidèle jusque dans la débâcle la plus totale? Quel est le rapport entre Traudl qui choisit de rester dans le bunker sans savoir pourquoi, le petit garçon qui renie ses enseignements au dernier moment pour sauver sa peau, ses camarades adolescents qui choisissent le suicide, le couple Goebbels qui commet l'irréparable ? Est-ce une manière de dire que chacun est différent, qu'il n'y a pas eu une seule manière d'embrasser et/ou rejeter la cause nazie ?


J'aurais été prêt à jouer la carte de l'ambigüité si ce n'était ce symbolisme vaseux en fin de film (outre les deux jeunes gens à vélo, on a les cadavres des généraux au visage recouvert d'un linceul, la cérémonie funéraire interrompue par les bombes…) qui fait basculer son discours du côté d'une certaine victimisation. Je ne demande pas un réquisitoire en règles à la Daniel Goldhagen, mais j'ai l'impression que derrière une très saine remise d'Hitler et des Nazis dans le contexte de leur époque, la démarche quasi-révisionniste de Joachim Fest a fini par se retourner contre le film. Je ne pense pas qu'on puisse réduire la spécificité allemande de la période 1933-1945 aux seuls rêves de Traudl Junge, d'Albert Speer et du petit garçon. Et quand bien même, la question de l'aveuglement des Allemands avait été mieux traitée par l'iconoclaste Fassbinder dans son Lili Marlene. Hirschbiegel n'a ni suffisamment de recul, ni assez de cynisme pour prendre ainsi des distances avec l'aspect "documentaire" qu'il a jusque-là conféré à son film.


Mais en dépit de cette fin maladroite (contrebalancée par un rappel des chiffres de l'Holocauste et du destin des divers protagonistes), il m'est difficile de ne pas applaudir Der Untergang, bel exemple de film historique sobre mais percutant, traité avec rigueur et sincérité par tous ceux qui y ont contribué, notamment les acteurs, en tête desquels l'immense Bruno Ganz, entré dans la légende grâce à son rôle.

Szalinowski
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le 21 août 2019

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