Lorsqu’il réalise en 1939 Stagecoach, La chevauchée fantastique en français, John Ford acquiert une renommée internationale. Il livre un film fondateur pour le genre et pour sa filmographie à venir. Les thèmes que l’on retrouvera au fil de sa filmographie sont là, la complexité des relations humaines, la difficulté de cohabiter, l’infiniment petit au sein de l’infiniment grand, son obsession pour les vastes espaces américains et pour l’histoire fondatrice de sa patrie. C’est aussi le film de la première collaboration avec un de ses acteurs fétiches : John Wayne.


Le scénario du film est somme toute assez basique. Inspiré de Boule de Suif, de Maupassant, le pitch est le suivant : alors que les Apaches représentent une réelle menace, leur chef, Geronimo, a déclaré la guerre et commencé à brûler des ranchs. Une diligence doit se rendre à Lordsburg, avec à son bord des personnages hauts en couleurs qui devront apprendre à cohabiter et faire face ensemble à un danger commun, Doc Boone un médecin ivrogne, Dallas une prostituée, Miss Mallory une femme enceinte qui rejoint son mari, officier de la cavalerie, Hatfield un joueur professionnel, M. Peacock représentant en whisky, Gatewood un banquier escroc qui s’enfuit avec l’argent, et enfin un hors la loi qui a soif de vengeance, Ringo Kid, incarné par John Wayne. Ils sont escortés par le conducteur bout en train et sympathique Buck ainsi que le shérif Curly Wilcox, chargé d’arrêter Ringo.


Ce qui attire tout de suite l’attention dans cette liste de personnages, c’est leur statut, leur place dans la société, ou non place d’ailleurs. Ce sont tous en effet des personnages dotés de vices, de péchés. On peut même mettre certains d’entre eux en lien avec les sept péchés capitaux : le docteur alcoolique incarne la gourmandise, Dallas, elle, incarne la luxure, le banquier devenu escroc représente l’avarice, Ringo quant à lui incarne la colère, il veut s’occuper des assassins de sa famille, à Lordsburg… Ce sont des anti-héros, ils sont en quelque sorte des rebuts de la société. A ce propos, Dallas et Boone sont tout simplement chassés de la ville au début du film. Leur situation et leur description ne sont donc pas le fruit du hasard. Ford choisit de raconter les aventures et mésaventures d’hommes et femmes qui n’arrivent pas à trouver leur place dans la société, qui portent le vice en eux. Et pourtant, il semble nous dire que même ceux-là méritent de vivre, de passer cette épreuve avec brio. Pour cela, ils doivent apprendre à vivre ensemble, et donc s’intégrer dans cette société qui les persécute. D’autant plus qu’à la moitié du film, pendant la séquence où ils sont dans le bar, un événement magnifique se produit : une naissance. Le bébé de Miss Mallory est l’incarnation de l’espoir, l’argument suprême à la survie de ce petit groupe. La comédie humaine, remplie de personnages stéréotypés et parfois loufoques (le conducteur pataud et terriblement attachant, le médecin qui permet le gag à répétition sur l’alcool…), orchestrée par Ford devient alors une magnifique fable humaniste qui semble nous rappeler que toute personne doit avoir sa place et mérite de survivre aux difficultés de la vie, ici représentées entre autre par l’imminente attaque des indiens.


Ce message s’incarne parfaitement dans le magnifique plan où, pendant l’attaque, tandis que tout espoir semble vain, Hatfield, ou l’excellent John Carradine, tend son revolver vers miss Malory, en train de prier pour leur salut, afin de lui épargner l’éventuel trépas des mains des apaches. Puis, l’arme lui tombe des mains après le retentissement d’un coup de feu. Chez Ford, la lâcheté n’est pas permise, ou en tout cas elle est punie. Ces hommes et ces femmes méritent de vivre, et ils doivent donc se battre. Cela n’empêche cependant pas le « deus ex machina », incarné par la cavalerie venue les secourir en grande pompe pour une scène des plus épiques.


L’humanisme de Ford se fait ressentir également à travers le personnage de Ringo, hors la loi qui se bat pour une cause juste au fond : il veut venger son père et ses frères et en exécuter les assassins, les frères Plummer. Sa première apparition se fait par l’intermédiaire d’un zoom avant pour renforcer sa position, sa stature, comme s’il indiquait déjà au spectateur qu’il est l’élu, que c’est lui qui représente leur salut. En tout cas certainement celui de Dallas, dont il tombe amoureux et lui propose de partir avec lui dans son ranch. D’une certaine façon, il la sauve de sa situation et lui permet de devenir quelqu’un, de se faire enfin une place dans la société. Ford est un adepte des retournements de situation, des revirements en tout genre. On se rappelle de la magnifique scène dans The Searchers, où le même John Wayne, Ethan, prend Debbie, incarnée par la somptueuse Nathalie Wood, dans ses bras, à la fin du film (référence au début), au lieu de la battre comme il l’aurait fait pour une indienne. Chez Ford, les hommes et les femmes apprennent ce qu’est le pardon et finissent par se débarrasser de leurs préjugés. En effet, de la même façon que The Searchers, alors que la mise en scène commence par faire croire au spectateur que rien n’a changé, que la situation est toujours la même, le shérif Curly, à la fin du film pardonne à Ringo qui vient d’abattre les frères Plummer et le laisse partir et refaire sa vie avec Dallas, tout ça filmé avec beaucoup de sensibilité et d’humour.


Ancré dans un vaste paysage sauvage et somptueux (Monument Valley) dont Ford sera amoureux jusqu’à la fin de sa vie, Stagecoach est au final une magnifique fable humaniste aux lignes scénaristiques plus complexes qu’il n’y paraît. Ford filme les hommes et les femmes avec cette extrême douceur et cette mélancolie qui lui est propre. Il installe progressivement les bases de son cinéma. Enfin, il instaure aussi les codes d’un genre : des relations entre les personnages, des obstacles qu’ils affrontent jusqu’à la fin heureuse (ce magnifique plan final plein d’espoir et d’optimisme d’un couple qui part vers l’horizon) en passant par l’inévitable duel, empli de tension. En 1939, John Ford vient de prouver avec Stagecoach qu’il a une place au sein des plus grands dans le paysage cinématographique, une place qu’il occupera fort longtemps.

Jean-Baptiste_B
9
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le 6 oct. 2015

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