Le jour où John Ford a inventé le western

Absurde ? Le western accompagne la naissance du cinéma, avec les figures tutélaires de Thomas Ince, de William S. Hart ou de E.S. Porter ; et William Cody aussi, et d’autres, bien avant.

Mais – John Ford reprend TOUS les ingrédients, les amplifie, les juxtapose, les lie, en ajoute d’autres – comme des épices précieux. Dans la Chevauchée fantastique, rien ne manque. Le cadre est posé. Il faudra des décennies pour que des garnements italiens, et un génie, le fassent évoluer et grincer (Mais John Ford, avec Liberty Valance annonçait aussi ces évolutions). Aujourd’hui encore, quand on songe western, de quelque côté qu’on se tourne, on revoit les images de la Chevauchée fantastique. John Ford invente le western.

• Le diligence- dès le titre, Stagecoach, bien plus beau que la « traduction » française, qui deviendra d’ailleurs un phare pour toutes les transpositions futures de titres. La diligence de la Wells Fargo, ou celle du Pony Express , avec ses relais postes, ses convoyeurs, ses voyageurs comme un microcosme du monde à naître dans un univers confiné. Le seul moyen de lier villes et villes et de franchir en groupe les déserts, les grandes plaines, les montagnes ;
• Les Indiens, évidemment, et dans leur pire représentation, liée à l’époque et aux premiers westerns de Ford : rivés à leurs chevaux, pillards, incendiaires, et même privés de toute parole ;
• John Wayne – et là, on peut dire que John Ford invente ; silhouette allongée, massive certes mais plus longue que massive à l’époque. Et dès son entrée en scène, finement différée, magnifiée par un travelling somptueux, on entre déjà dans le mythe ;
• Monument Valley – et là encore John Ford est un découvreur. Il y reviendra à maintes reprises, autour des deux Mitaines qui portent si bien leur nom (west et East Mitten), de la butte Merrick et du grand relief tabulaire, le tertre où les Apaches guettent.
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a1/Monumentvalley.jpg
Ce n’est sans doute pas grand-chose, mais l’avenir fera de cette renommée un présent en retour pour les Navajos qui gèrent par et pour eux-mêmes le Parc national, sans que l’Etat et son pass national s’en mêle en quelque façon ;

• Les cascades et les chutes de cheval – et peut-être même la même chute reprise et reprise pour donner l’impression du nombre tout en économisant les cascadeurs. A ce propos, une question que tous les spectateurs réguliers de westerns n’auront pas manquer de se poser : pourquoi ,est-ce que les assaillants, indiens ou outlaws, n’abattent-ils pas les chevaux de la diligence ? On pourrait évoquer le respect des indiens pour les chevaux ; ou plutôt, à la façon de John Ford qui s’était aussi posé la question, se montrer plus pragmatique : « si les chevaux sont abattus, le film s’arrête là … »
• Les Mexicains, avec sombreros et guitares ;
• La cavalerie, avec étendard et clairon, qui toujours arrive à l’instant où tout semble perdu ;
• Les cactus saguaros ;
• Le coyote et son très beau ramage ;
• Le saloon évidemment, avec ses tables de poker, ses flacons de whisky, ses girls, son piano bastringue dont le jeu s’emballe en même temps que l’action ;
• La bande de hors-la-loi, les représentants avec les Indiens du monde ancien, d’avant « la civilisation » ;
• Le duel, ici c’est même un quatriel (la formule fera fortune, un des plus beaux exemples demeurant le prologue d’Il était une fois dans l’Ouest) ; mais ici tout se passe hors champ ;
• Et même Guy de Maupassant, scénariste renommé, finalement si bien adapté au cadre du western. Il serait d’ailleurs intéressant de revoir Boule de suif, pour voir comment le même texte peut conduire à des résultats aussi variés et aussi réussis.

Il ne manque rien.

L’espace si réduit de la diligence réunit, confronte également les archétypes de l’ouest : le voyou magnifique (le mythe du « bon » qui deviendra la référence dans tous les westerns), la prostituée au cœur énorme, en contrepoint la femme de militaire, sévère, guindée, mais via la maternité susceptible d’évolution, le médecin bavard et totalement alcoolisé (mais pas un charlatan), le banquier véreux, dont les théories économiques renvoient certes au désastre récent de la crise de 29, mais annoncent aussi des effondrements bien plus actuels, portés par les théories vantées par Reagan, Bush, Dick Cheney ou Hank Paulson, le joueur invétéré, ici en dandy nostalgique du Sud et de la Sécession, le sheriff, un peu raide, soucieux de justice, et finalement un peu souple, et même le quidam, celui dont les autres ne retiennent pas le nom, le marchand de spiritueux que tous appellent « mon révérend » - et qui apporte l’indispensable touche d’humour. Certains trouveront leur rédemption au bout de cette épopée.

Une des grandes forces du film est d’avoir réussi à donner une vraie identité, une vraie vie, une épaisseur à toutes ces silhouettes en dépit du peu de temps disponible pour chaque individu.

On pourra trouver, surtout après l’évolution irréversible portée par le western italien, que les moments mélodramatiques, les effusions et les grands sentiments, ou encore les manifestations patriotiques, avec levée des couleurs et clairon correspondant , ont vieilli. Mais ces moments-là n’occupent qu’un espace très réduit dans le film.

On pourra plus sûrement trouver que le second morceau de bravoure, celui de la ville et du duel, est bien plus faible que l’attaque de la diligence, qu’il est assez escamoté et que les hors la loi, leur chef surtout (avec force roulements d’yeux) jouent extrêmement faux. Mais la découverte nocturne de la ville, de ses rues encombrées, de ses bâtiments de bois, demeure très belle.

Ce ne sont que broutilles. Car il demeure ce contraste magnifique entre les grands plans d’ensemble du désert, des « monuments » avec les silhouettes minuscules des chevaux et de la diligence, et l’espace intérieur plus que réduit de la diligence, où les jeux de regard, se croisant, se fuyant, se recroisant, s’évitant parviennent à en dire bien plus que les mots.

Et ces mouvements de caméra, rares mais définitifs : le travelling pour l’arrivée de John Wayne, celui liant la diligence au désert, et le désert aux Indiens, soudain découverts au sommet de la mesa. Tout le western est là.

Et jusqu’à sa chute – ou presque, avec le départ, en diligence à nouveau (mais en modèle plus réduit, presque un cabriolet) du héros vers le désert – « a long way to home ». Mais cette fois le poor cowboy ne sera pas lonesome
pphf

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