L'humain dans la toile des chiffres et des courbes

Bleu. Bleu argenté des tours de La Défense reflétant le ciel qui les environne. Au pied de ces tours, un homme, minuscule, écrasé par ces divinités de verre et d'acier vers lesquelles s'élève son regard. Cette silhouette masculine, suivie de dos ou de loin depuis le début du film, vient d'être congédiée. Déposant les cartons qui contiennent ses affaires au pied d'un tas d'ordures qu'il escalade pour prendre de la hauteur et atteindre un mur, il saute dans le vide. Prologue essentiel, énonçant d'emblée le risque qui pèse sur les petits serviteurs du grand temple de la finance. Toute divinité réclame ses sacrifices humains.


Retour en arrière, plusieurs mois en amont. Un texte nous l'a annoncé d'emblée sans travestissement fictionnel : nous allons suivre, au sein de la Société Générale, l'ascension puis la chute de Monsieur Kerviel, le Jérôme d'avant l'affaire... Gravissant rapidement les échelons sur les pas de ce personnage, intensément campé par Arthur Dupont, déjà repéré dans "Mobile Home" (2012), nous pénétrons avec lui dans le Saint des saints, l'open space dans lequel officient les traders. Choc initiatique à la découverte de cet espace où le sacré est frénétiquement envoyé aux orties, où les milliers monétaires défilent sur les écrans au rythme des insultes et provocations scabreuses fusant dans la salle. Atmosphère de tribune footballistique, avec ses moments de suspense, ses exclamations, ses défis, ses hurlements de joie ou d'effroi, alors que ce sont les bases financières de notre monde que ces joueurs sont en train de manipuler...


La plus éclatante prouesse de Christophe Barratier et de son équipe technique réside dans la restitution survoltée de cette ambiance, inimaginable pour le profane, et sournoisement inquiétante, au bout du compte. Prouesse aussi que de nous avoir permis de suivre l'intrigue et de comprendre les enjeux qui marquent les différents temps de la progression narrative sans que nous nous retrouvions radicalement perdus, donc ennuyés, devant un défilement de chiffres abscons...


A la différence d'un "Margin Call" (2011), auquel on pouvait reprocher de rester fasciné par la puissance de ce qu'il prétendait dénoncer, "L'Outsider" n'hésite pas à souligner la petitesse des humains qui détiennent un tel pouvoir sous la pulpe de leurs doigts, leurs bassesses, leurs dérobades, ainsi que la folie du système. Un contraste s'établit aussi avec l'impressionnant film de l'Allemand Christoph Hochhaüsler, "Sous toi, la ville" (2010), qui excellait à rendre la froideur de cet univers tout de verticalité architecturale, forêt d'immeubles lisses et réfléchissants, parmi lesquels l'humain ne pouvait que glisser et se perdre. Ici, dans ces teintes froides et glacées - bleu des écrans d'ordinateur, bleu fixe des yeux d'Arthur Dupont hypnotisé par eux, gris des costumes, des intérieurs... -, Christophe Barratier parvient à saisir également toute la chaleur brûlante du sang et du sperme que ces humains ont besoin d'apporter avec eux et de faire jaillir dans l'échange verbal, dans le bar aux danseuses lascives qu'ils fréquentent assidûment, ou à l'occasion de certaines scènes de travestissement totalement débridées...


C'est toute cette hybris, cette circulation folle de l'énergie, cette raison et cette folie des chiffres et des courbes statistiques qui font la spécificité et la richesse de ce dernier né de Christophe Barratier.

AnneSchneider
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le 10 juin 2016

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Anne Schneider

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