Les premières séquences de L’ombre d’un homme sont à elles seules une justification de la nécessité d’en savoir le moins possible sur un film avant de le regarder. Saturées de discrètes fausses pistes, elles placent le spectateur dans une position extrêmement intéressante par rapport à la suite du récit.
Le cadre scolaire peut tout d’abord lui faire croire qu’il va assister à la destinée des élèves, à la fois pleins de vie et en bute à un système autoritaire. La musique initiale, la chorale ou les conversations collectives dénotent elles aussi par rapport à l’épure de la suite. Plus malin encore, le poncif de l’arrivée du nouveau professeur nous laisse un temps penser que c’est son parcours que nous suivrons, voire celui du professeur de sciences, joyeusement bordelisé par ses élèves.
Mais dans la chorale, certains professeurs se taisent. Mais du premier cours auquel assiste le nouvel arrivant, nous comprenons que c’est davantage aux saveurs amères du dernier qu’on veut nous initier.
Tout est là, et le titre français, pour une fois, est d’une grande pertinence : c’est bien de l’ombre d’un homme que l’on parle : même face caméra, sa voix flutée et l’exactitude de sa diction d’un autre âge n’ont pour effet que de l’effacer : au profit de ceux qu’il glace et pétrifie, et dont la vie ressurgit dans son dos.
En temps réel, au fil de conversations dont l’intensité dramatique ne va cesser de croitre, ce personnage va se dévoiler. Suscitant d’abord le rejet, puis la curiosité, c’est par ses silences et surtout une série de malentendus que le spectateur aura accès à sa vérité profonde.
La parole est le véritable sujet du film, distillée avec virtuosité : elle est entièrement clivée, constamment sapée par l’incompréhension : le jeune professeur croit ainsi flatter Crocker-Harris en lui révélant que les élèves le surnomment Himmler ; les marques d’affection du jeune Taplow peuvent être souillée par son intérêt à passer au niveau supérieur ; vue de l’extérieur, on plaint son épouse, alors qu’elle est précisément en train de l’inonder de paroles odieuses. Celle-ci pourra s’être vantée de toujours avoir dit la vérité : sur son amant, sur son désintérêt, sur le mépris fielleux qu’elle a pour l’homme qui aura finalement tout raté, et dont l’activité domestique semble se limiter à synchroniser son horloge au carillon du clocher. On comprend dès lors l’affection profonde du professeur pour les langues mortes ; face à cette antiquité atemporelle, la traduction semble être la seule conversation harmonieuse qu’il puisse expérimenter.
La dernière parole, celle du collectif, est plus violente encore : passée au crible des mondanités et des politesses prêtes à l’emploi, elle est dans la bouche du directeur un assassinat compassé, avec le sourire : il n’aura pas sa pension, et on lui demande de faire son discours d’adieu en premier pour ne pas ternir l’effet du collègue bien aimé dont les paroles seront le climax de la cérémonie.
Tout l’enjeu du film est là : faire atteindre au spectateur l’acmé du pathos par la petite porte, celle d’un anti spectacle, en marge des cérémonies et de la vibrante et superficielle hystérie de la foule. La mise en scène retranscrit à la perfection cette épure : intérieurs, conversations à deux, plans souvent fixes, sans recours à l’artifice, ni, chose notable pour un film de 1951, à aucune musique. Crocker-Harris, interprété par un Michael Redgrave grandiose dans son épure, est l’intégrité même : ses mots sont choisis, posés, glaçants non parce qu’ils dénoteraient la froideur de celui qui les prononce, mais bien son renoncement depuis longtemps consommé.
Après les timides épanchements face à l’élève, à la relève et même au rival conjugal, les paroles castratrices de la femme provoque la rétractation du protagoniste : mais le propos est atteint par le déchirement du spectateur.
Les tentatives de rédemption finale se feront par une sortie spatiale remontant progressivement l’enfermement de l’ouverture : la chapelle, puis l’extérieur de l’établissement. Dans la première, le discours de Crocker-Harris sera sa reconquête de la parole, et du climax émotionnel (in)attendu par son directeur. Devant l’établissement, avant son départ, le professeur abandonnera enfin le rôle qu’il s’était forgé 18 ans auparavant et qu’il l’avait malgré lui déshumanisé, en laissant Taplow évaluer sa production de jeunesse, une traduction d’Eschyle. Cette inversion des rapports à l’aube d’une période nouvelle, cette discrète contamination des élans de la jeunesse sur le faciès meurtri d’un homme qui a manqué la sienne diffuse une émotion aussi modeste que renversante, aboutissement de la singularité et de l’immense réussite de ce film : un pathétique d’autant plus vibrant qu’il est feutré.

Sergent_Pepper
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le 8 mai 2014

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