L'édification du mythe Cousteau et ses dommages collatéraux

Le titre - et l'affiche - annonçant un héros des mers, le nouvel Ulysse, on pouvait craindre une hagiographie. On sent d'emblée qu'il n'en sera rien. Et cela car le film s'ouvre, très audacieusement, en contrepoint à l'héroïsation attendue, sur une double fin : fin du fils Philippe, Icare tragique, passionné d'aéronautique à qui la mer, espace du père, sera fatale, puisqu'elle l'engloutira avec son hydravion, lors de l'amerrissage manqué qui lance le récit. Puis grand flashback qui pourrait être une fin : une famille heureuse rentre chez elle, dans la superbe maison en bord de Méditerranée qu'une invention paternelle a permis d'acquérir. "Ils vécurent heureux avec leurs beaux enfants". Fin. Fin d'une vie d'homme, où tout ce qui avait été rêvé est désormais acquis. Le mythe va pouvoir commencer à s'édifier.


Mais tout mythe relate des sacrifices, tout Minautore a ses victimes, et le mythe Cousteau n'échappera pas à cette loi. En même temps qu'il montre l'ascension du grand homme, son charisme, sa débrouillardise, son habileté à convaincre des financiers, sa réelle passion pour la mer, Jérôme Salle ne gomme pas la face sombre du Commandant, plus intime, n'hésite pas à le peindre en père certes aimant, mais volontiers écrasant, voire castrateur envers ses héritiers mâles. Comme autant de petits cailloux sur le chemin du drame final, sont recueillis tous les moments où le fils cadet, Philippe, se verra brisé, humilié par ce père autoritaire, et ce en dépit de la collaboration qui a fait de ce fils, pendant de longues années, son caméraman sous-marin. Le fils aîné, Jean-Michel, se trouve, quant à lui, plus tranquillement écarté, sauf lorsque son père estime opportun de relancer le lien. Lien qui, après la mort du cadet, donne lieu à un dialogue final poignant de cruauté, même si le réalisateur choisit d'en adoucir le cours. Le visage de l'homme au bonnet rouge en tant que mari n'est pas plus glorieux et l'on est surpris de la somme de souffrances que, après une période assurément plus heureuse, il a ensuite infligée à son épouse, pourtant si investie, à tous les sens du terme, dans la vie de la Calypso.


Hommage soit rendu, d'ailleurs, à l'interprétation de tous les comédiens : Lambert Wilson, émacié, musclé, très convaincant en Commandant, et lui offrant par surcroît une humanité et une sensibilité dont le modèle original n'a pas toujours fait preuve. Audrey Tautou en épouse, passant admirablement du solaire, du lumineux, rayonnant sur l'époque des plongées en famille, à un enfoncement de plus en plus sombre dans la jalousie et le désespoir. Pierre Niney en fils autant aimé que secrètement redouté, rayonnant, lui aussi, d'une insolente séduction. Benjamin Lavernhe en fils dévoué et attentif, acceptant les mises à l'écart comme les rappels au pied. Sans compter une série de personnages secondaires très habilement campés.


Et sans oublier la mer, personnage principal et unificateur, envisagée sous tous les angles, depuis sa surface miroitante, argentée, ou émeraude, zébrée de courants furieux, jusqu'à ses profondeurs, sous toutes les latitudes, tous les climats, peuplée de toutes les faunes. Mention spéciale aux vues antarctiques, qui raviront les amateurs de glace bleutée.


Une très belle réalisation, donc, aussi bien esthétiquement que scénaristiquement, mais qui ne craint pas de complexifier une figure héroïque, en saisissant sa surface rutilante, mais en sondant également ses abysses.

AnneSchneider
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le 26 oct. 2016

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Anne Schneider

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