L'Invention de l'année 2016 par Anne Schneider

​« Maintenant ». Le film s’ouvre sur ce mot, indiquant clairement un projet de capture du présent. Mais aussitôt s’amorce un décalage : apparaissent les quais de Seine recouverts de neige, pendant qu’une voix off, féminine, énonce : « Maintenant, c’est juillet », avant de répéter cette phrase, cette fois dans une adéquation image-son, sur la Place de la Concorde, et sous un soleil qui pourrait effectivement être celui de juillet. Il n’empêche, le spectateur est prévenu : le cinéma peut tout, il n’est pas contraint à une illustration servile de ce qui est montré par ce qui est dit. Face à un film de Jean Seban, le regardant accepte de s’embarquer sur une mer qui se réserve le droit d’être houleuse, joueuse, et de le ballotter à son gré.
​La métaphore aquatique ne survient pas par hasard : l’eau, douce ou salée, de rivière ou de mer, constitue un fil conducteur qui court à travers le cinéma de Jean Seban, dans nombre de ses films. Elle entraîne la pensée, au son d’une rivière qui précipite le film vers sa suite.
​Film qui se présente découpé en chapitres. Le premier, « Juin 2013. Invention n°1/XII. Portrait à l’ascenseur avec père et mère. XXIème s. », montre l’image du couple parental, entrouvrant puis refermant une porte. Un bruit d’eau courante, puis une image de rivière se superposent à eux, menaçant d’emporter ces visages aimés, déjà vulnérables. On l’a compris : tout coule. Et eux seront entraînés également. Mais Jean Seban ne prêche pas pour une banale acceptation de cet état de fait. En témoignent cet agrippement forcené aux visages, ces longs plans sur un œil démesuré, sur des lèvres mortelles, bien que jeunes et se faisant médiatrices de textes littéraires qui hantent et rythment le film ; sur des mains âgées, l’une heurtant de ses riches bagues une paroi de métal, martelant un refus dérisoire du risque qui plane sur elle ; les autres, deux, l’une aux ongles vernis, l’autre aux ongles nus, se cherchant et se nouant.
​Les chapitres se succèdent, et les mois avec eux, suivant alors une sage chronologie qui nous aura conduits de juin 2013 à mai 2014, accompagnant donc une année. Mais quelle année ? Celle qui aura vu la naissance d’un enfant, annoncée dans l’ « Invention n°5/XII. Octobre 2013. Portrait de deux fils et une fille » : « Il naîtra le mois prochain » passe soudain sur l’écran. Et l’on comprend qu’il est question de cela, du rythme de la vie et de la mort, de cette eau toujours affairée qui apporte ou emporte, et que le réalisateur-poète s’emploie à métaphoriser en une succession d’images s’enchaînant à la manière d’un flux mental.
​Achèvent alors de prendre sens ces lignes de Péguy, ces vers issus du long poème « Le Porche du Mystère de la deuxième vertu » qui se développent tout au long du film : « Il pense avec tendresse à ce temps où il ne sera plus / et où ses enfants tiendront sa place./ Sur terre / Devant Dieu./ A ce temps où il ne sera plus et où ses enfants / seront ». Paroles transmises par des lèvres féminines, accompagnant en muses le film par les longues citations que Jean Seban place dans leur bouche. Paroles d’acceptation et de grâce rendue, comme dans ce plan où le cinéaste, face au miroir, danse longuement avec son petit enfant dans les bras, le serrant si étroitement que l’on ne sait lequel des deux se tient à l’autre. Passe sur l’écran « Souvenirs d’égotisme », comme une excuse discrète à ce soudain accès de narcissisme paternel.
​L’eau court, poursuit son babil, parfois cruel - Jean Seban donne à voir des images de guerre, un patineur tombé sur la glace, où son corps glisse comme un galet inerte, et dont le bras, une fois la glissade arrêtée, se tend désespérément vers le bandeau où s’inscrit le nom de la ville olympique -, parfois débordant d’humour - un plan sur l’image du nouveau-né endormi, une voix off énonçant : « Un despote. Un vrai despote », dans « Invention n°10/XI. Portrait d’un dieu. XXIème s. » -, parfois ironiquement méditatif - une galaxie tournoie dans un écran télévisé et semble produite par le bec de la théière placée devant ce poste à images... -.
​Le flux intègre d’anciens films super 8, renvoyant à une autre enfance. Fuite éperdue du temps, de l’eau, qui revient toujours à l’image, toujours vive, jamais stagnante, jamais celle dans laquelle s’est absorbée Mouchette, l’héroïne de Bernanos. Cette eau court, va de l’avant, joue avec les garçonnets qui s’imaginent naïvement que ce sont eux qui jouent avec elle, court vers le futur, vers l’année qui se construit, invente « l’Année 2016 »... On n’est pas surpris que le film se referme sur l’image du père, répétant, face caméra : « Je voudrais nager. Je voudrais de nouveau nager ». Cet homme semble savoir, avec son fils, dans quel élément se meut la divinité. « Fin. Maintenant ».

Anne Schneider

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