La Raison et la Passion - L'Inconnu du Lac [Spoilers]

Illustrant les déboires d'une petite communauté d'homosexuels lors d'un congé estival, l’œuvre d'Alain Giraudie s'ancre avec grande maîtrise dans une théâtralité totale, dont la constitution respecte à la lettre la forme d'une pièce. Chaque acte s’enchaîne ici pour former peu à peu des scènes circulaires, dans ce sens où leur forme est une construction similaire d'espaces toujours différenciés. A ce titre, c'est dont bel et bien le paysage qui forge la structure du récit, en l'ancrant solidement entre quatre univers distincts.

« L’Inconnu du Lac », c'est tout d'abord un parking. Tel un générique (d'ouverture mais aussi de clôture), il présente d'un point de vue très objectif les personnages actuellement présents sur les lieux – soulignant l'absence par la présence insistante d'une voiture rouge dans le cas du noyé -, mais également, à l'issue de chaque « journée », ceux qui n'auraient pas encore quitté la place. La plage de galets que rejoignent aussitôt les hommes ainsi garés est un espace de vision large, un lieu de tous les regards et de toutes les jalousies. Allongé, assis, nu ou encore habillé, chacun s'observe en silence, se salue brièvement, ou sommeille avec nonchalance sous la clarté du soleil. Parfois l'un d'eux se lève, porte un regard insistant sur un autre, et se dirige vers le sous bois. Lieu de passion, de fougue et de sexualité débordante, le petit bois offre de nombreuses « caches » derrière les buissons, tout en restant un espace ouvert de voyeurisme et de déambulation à la recherche du partenaire idéal. Espace le plus intime de cette habile construction, le Lac – malgré son apparente ouverture sur l'horizon - offre aux acteurs de ce drame quelques occasions de s'abandonner à une purification certaine, à un oubli de soi. Peu d'entre eux osent s'aventurer en ces eaux, de peur, peut-être, d'y rencontrer un silure géant, et les quelques irréductibles qui s'élancent pour un crawl ou une brasse ne le feront qu'individuellement. Ils restent à distance, s'observent, le Lac est le bout du monde de l’œuvre, personne ne s'aventure au delà.

« L’Inconnu du Lac » met en scène, à travers ces lieux, quatre personnages aux caractères bien différenciés. Franck, notre « héros » mature, sportif et passionné mais également rêveur et contemplatif à ses heures, bavarde posément avec Henri, petit homme enveloppé, timide et esseulé qui ne semble pas admettre son homosexualité latente – la métaphore de la taille du silure montre sans aucun doute sa gène vis-à-vis de l'acte sexuel -. Michel, athlétique et charmeur, misant tout sur le physique, parvient à prendre dans ses rets un Franck illusionné. Enfin, l'Inspecteur de Police, homme un peu vieillot en acteur extérieur et mauvais pensant que rien ne semble gêner, faisant irruption dans la vie intime des protagonistes et traversant les espaces sans les différencier.

Franck serait donc un point de réunion entre la sagesse et l'observation de Henri et la pulsion sexuelle de Michel, une polyvalence mise à rude épreuve par sa vision de l'amour. Épris, il souhaite délocaliser – relocaliser ? - la passion charnelle qu'il entretient avec Michel vers un espace plus intime, plus adéquat (son habitation), ce que son amant refuse en bloc, prônant les retrouvailles quotidiennes comme puissant moteur de désir – vers une pulsion de mort ? -. Témoin du meurtre par noyade de l'ancien amant de Michel, Frank se trouve pris en étau entre ce désir physique envers le meurtrier et la crainte de le voir à nouveau sévir par pulsion mortelle. Pas à pas, d'espaces en espaces, Franck apprends à le connaître, repoussant toujours plus loin les limites de sa propre survie – la séquence de clôture est alors à considérer comme apogée de la crainte et de l' abandon de soi de la part du héros-.

Véritable cartographie en relief du désir masculin, « L’Inconnu du Lac » n'admet aucune impasse, illustrant avec dignité l'un des sujets les plus tabou de l'histoire occidentale, tant et si bien que l'audace même disparaît au profit d'une retenue féconde.
Pointofview
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le 17 juin 2013

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