Il y a presque 30 ans que l'envie d'une adaptation de Don Quixote naît dans l'esprit de Terry Gilliam, lui qui essaya de s'y frotter en 2000, accompagné de Jean Rochefort dans le rôle titre et de Johnny Depp dans le rôle de son fidèle écuyer. De cet échec naquit Lost in la Mancha, un passionnant documentaire qui raconte l'accumulation de désastres que fut le tournage, érigeant l’œuvre de Gilliam en un projet avorté culte et maudit. Le cinéaste tenta de faire revivre le projet à plusieurs reprises, à chaque fois avec différents acteurs et le tout devint une arlésienne illusoire et fantasmée. Mais The Man Who Killed Don Quixote sort enfin. Comment aborder l’œuvre d'une vie ? Une œuvre que l'on a tant attendue que l'on a des attentes spécifiques à son sujet et que la déception sera forcément de mise ?


On en a tellement su sur The Man Who Killed Don Quixote que c'est avec un sentiment de familiarité que l'on va voir ce film. Pour beaucoup, ils se le seront déjà fait dans leur tête et en ont une image très nette. Mais une fois face au produit fini, la déception principale sera qu'il n'est pas ce qu'on a imaginé ce qu"il serait. Après des années d'attente, on espérait du grandiose mais grandiose il n'est pas. Le projet a évolué au fil des ans et Gilliam en a fait une oeuvre plus proche de lui. A travers le parcours de ce réalisateur de pub hanté par son film de jeunesse, une adaptation de Don Quixote, Gilliam parle de lui et du projet qu'il porte depuis déjà bien longtemps. L'oeuvre en devient totalement méta en jouant sur plusieurs niveaux de lecture. C'est là tout l'aspect passionnant du film qui dans son adaptation libre de l'oeuvre de Cervantes vient aussi mêler la malédiction qu'avait été le précédent tournage du film. Les deux aspects se répondent à merveille et viennent brouiller les frontières entre la réalité et l'imaginaire.


On retrouve Gilliam dans le rôle du jeune réalisateur mais on le retrouve aussi dans celui du vieux Javier, tellement obsédé par son rôle et son envie d'exister qu'il en devient persuadé d'être le vrai Don Quixote. La folie étant un héritage et celle de Don Quixote se transmet par la passion et l'idéal d'une vie fantasmée. Ici tout y est, l'obsession d'une oeuvre inachevée, la folie des grandeurs et la bataille de la passion face au cynisme avec un jeu régressif et caricatural mais assez jouissif entre le bras de fer des artistes et des méchants producteurs. Mais le manichéisme n'est jamais aussi évident qu'il semble être et Terry Gilliam met beaucoup de sa hargne dans le projet tout en sachant aussi faire une remise en question salvatrice. The Man Who Killed Don Quixote en devient une oeuvre très personnelle mais dans sa folie latente et son habile façon de piéger son spectateur dans une dédale d'illusions, jusqu'à une très belle conclusion, se trouve aussi être une adaptation très juste de l'esprit du personnage de Cervantes. En ça, Gilliam reste fidèle à son style dans sa mise en scène, jouant souvent avec les focales pour brouiller les lignes de la réalité et jouer avec l'imaginaire. Sa réalisation est habile, malgré quelques effets spéciaux aléatoires et un début bien sage mais il se rattrape dans un final foisonnant et bourré d'idées plus réjouissantes les unes que les autres.


Il est juste dommage quand dans cette sincérité et cette passion sans faille se cachent aussi des éléments plus problématiques. Dans la vision chevaleresque du personnage, Gilliam réduit les personnages féminins à bien peu de choses et plonge dans une représentation vieillotte et ridicule qui ne manquera pas de faire grincer des dents.  Le film, malgré un humour souvent piquant et délectable, plonge dans certaines lourdeurs qui amoindrissent son impact. Soit en allant beaucoup trop loin dans la caricature, poussant certaines situations jusqu'à l'extrême, soit avec certaines blagues en dessous de la ceinture qui se montrent plutôt gênantes. Et cela arrive bien trop souvent pour juste être ignoré et donne à l'ensemble un côté dépassé. Le casting n'aide pas forcément à faire passer la pilule car beaucoup sont enfermés dans leurs rôles caricaturaux et n'ont que peu de place pour exister mais on peut compter sur un duo principal qui fonctionne à merveille grâce au talent des deux acteurs, mais aussi une formidable alchimie. Adam Driver est ici brillant et montre encore une fois l'impressionnante dextérité de son talent en signant sans conteste son meilleur rôle au cinéma. Mais malgré la prouesse offerte par le jeune acteur, il ne faut pas oublier Jonathan Pryce qui derrière son cabotinage amusé cache le portrait déchirant d'un homme qui cherche à exister. Souvent drôle, il se montre aussi incroyablement touchant.


The Man Who Killed Don Quixote est un film plus ou moins difficile à aborder selon les attentes que l'on a pu s'en faire. Pour un film attendu depuis plus de 30 ans, on aurait pu s'attendre à plus grand et plus fantasmé mais on ne peut au final que se réjouir de ce qu'il nous offre. Œuvre imparfaite mais sincère sur l'obsession de la création, l'aspect volage de l'imaginaire et de la folie comme contagion, elle impressionne par sa passion débordante, sa générosité et son humour irrévérencieux. On déplorera surtout sa représentation douteuse par moments, surtout pour les personnages féminins qui sortent d'un autre temps et donne à l'ensemble un côté suranné qui peut déplaire. Mais on en retiendra surtout le plaisir de découvrir enfin cette oeuvre déjà culte par son passif, et qui est servie par une mise en scène inspirée, un duo d'acteurs grandioses et une belle conclusion sur toute ces années de labeur. Avec The Man Who Killed Don Quixote, on s'attendait sans doute à un grand film, on n'en a qu'un très bon et c'est déjà beaucoup.


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Frédéric_Perrinot
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le 22 mai 2018

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