La cohérence de son œuvre est le premier mystère que réserve Frank Borzage. Étrangement perméable aux modes et courants d’Hollywood, sa carrière ne doit pourtant rien au style des différents studios. Elle s’accommode des contraintes du star-system, ne s’écarte guère du mélodrame et développe des préoccupations similaires sous des intrigues diverses. Les sommets en sont clairement identifiables (fin du muet, romances de la Dépression, exhortations à la résistance face aux orages du péril totalitaire en Europe), mais on retrouve le même volontarisme romantique, la même imagerie spiritualiste dans les ouvrages de commande ou de circonstance, au point que les films riment et se répondent entre eux. Contrairement à Griffith ou Ford, lui ne glorifie ni la famille, ni la communauté, ni la nation. Les institutions, les corps constitués, les entreprises collectives ne le concernent guère. La seule aventure digne d’être vécue, c’est l’amour fou. Hors du couple, point de salut. "L’homme doit avoir une compagne", décrète Moïse, le sage et devin du Fils du Pendu. "L’amour te trouvera", assure la cartomancienne de L’Ange de la Rue, juste avant que Charles Farrell n’apparaisse à Janet Gaynor. C’est ce que professent également les prêtres et pasteurs que le cinéaste délègue auprès de ses héros, à l’image du père Chevillon dans L’Heure Suprême, cet intercesseur qui au lieu de freiner la passion l’encourage, même quand l’union physique n’a pas été consacrée par le mariage. Car il sait que le charnel et le spirituel finissent toujours par converger. Pour reprendre les images chères à l’auteur, l’amour est ascension, assomption, alchimie : deux êtres, qui n’avaient que leur solitude en commun, se transforment au contact l’un de l’autre, révèlent leur vraie nature et découvrent leur vocation angélique. Tel est le sens profond délivré par la palingénésie miraculeuse sur laquelle s’achève ce film, le plus fort, le plus émouvant, le plus beau de son auteur.


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L’Heure Suprême commence à Paris, en 1914. Chico, un jeune et costaud cantonnier, rencontre un soir Diane, femme-enfant sauvage, frêle, timide, pauvre souillon chassée de chez elle par une sœur alcoolique et méchante qui la tyrannise. Il la recueille significativement au bord de l’égoût qu’il aspire lui-même à quitter. Après l’avoir sauvée du suicide, il l’invite chez lui, elle accepte. S’échangent alors entre eux sourires, regards, attentions, gestes de connivence et de tendresse. Dans un renversement complet de la syntaxe traditionnelle, une idylle naît à travers les actes ordinaires de la vie conjugale, chavirant les deux personnages et réenchantant le monde tel que leurs yeux le perçoivent. Chico espère bénéficier d'une promotion sociale, travailler à l'air libre en devenant balayeur, et rêve de renvoyer les immondices au cloaque. Le monde lui appartient parce qu’il ne possède rien. Il est un roturier, un homme simple et honnête dont la noblesse est celle du cœur et non celle du sang, typique de ces aventuriers optimistes ayant choisi le moindre confort, l’humilité matérielle pour mode de vie, et auxquels Borzage réserve la primeur de sa sympathie. Tout lui est possible, même de prétendre à Diane, en l’invitant à faire le tour de la ville, que ce soir il est la banque de France. Il semble se suffire à lui-même, méprisant le sentimentalisme, redoutant les effusions et craignant surtout d’aliéner sa chère liberté de mouvement. Mû par une infaillible confiance en lui, il affiche des certitudes suffisamment inébranlables pour qu’il sache les insuffler à Diane (elle emprunte son nom à la déesse de la nature sauvage, de la lune, de la chasteté) et qu’à son tour elle garde vivante, contre toute raison, l’éclat de leur amour. C’est lui qui communique à sa promise la vitalité dont elle manquait et qui devient leur bien commun. Mais rapidement le processus s’avère réciproque. La femme, tout en contraignant l’homme à remettre en question ses convictions les plus ostensiblement affirmées, l’anime d’une force morale plus grande encore. L’héroïne borzagienne se reconnaît entre toutes, capable des gestes les plus doux et des sacrifices les plus héroïques. Elle est sujet désirant autant sinon davantage qu’objet du désir masculin. Cette générosité lui confère une audace sans précédent dans le cinéma américain.


L’opinion considère en général que la lettre (le symbole) est moins importante que l’esprit (la réalité). Dans le mélodrame, ce rapport se définit cependant par un caractère plus fondamental. Imiter les paroles et les gestes d’un cérémonial, accomplir ce qui est habituellement taxé de gratification symbolique revient à exprimer l’esprit mieux que ne le saurait faire la réalité conventionnelle. L’Heure Suprême témoigne comme peu d’autres films de cette faculté d’évocation et de projection imaginaire. C’est bien dans le plus grand dénuement que se déploient les passions définitives, celles qui mènent du profane au sacré, et dans les lieux les plus triviaux que résonnent les plus beaux chants d’amour. "C’est le paradis", dit Diane du modeste grenier où habite Chico. De leur fenêtre, ils peuvent voir aussi bien le Sacré-Coeur que la tour Eiffel — et les étoiles. Cet éden est leur création, davantage qu'il ne leur est ouvert par la providence divine. Escaliers, échelles, cimes, clochers sont chez Borzage autant de piédestaux qui figurent l’élévation à laquelle ses amoureux sont promis. Et comme toujours, la sensualité des protagonistes ne s’oppose pas à leur épanouissement intérieur mais y concourt : lorsque Diane se déshabille pour la nuit et s’amuse ingénument du trouble que provoque sa nudité chez Chico, l’érotisme diffus de l’instant souligne par sa fraîcheur mutine l’accord profond des émois qui les transportent. L’un comme l’autre devront pourtant se libérer de leur refuge, se déprendre de ces liens prosaïques, apprendre à communiquer par-delà l’espace et le temps en inventant des rituels magiques.


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Car bientôt la guerre éclate, Chico est mobilisé, et les égoutiers troquent la lance d’arrosage pour le lance-flammes. Sur le front de la Marne, l’eau lustrale se mue en feu exterminateur. Chantre du sentiment amoureux, Borzage illustre l’apocalypse des combats avec une expressivité que seule atteignit King Vidor pendant le cinéma muet. Mais les amants se sont auparavant fait un vœu : afin d’assouvir leur romance naissante, ils arrêteront leurs activités respectives, chaque jour à la même heure, pour se consacrer l’un à l’autre par l’intermédiaire de la pensée. Durant quatre ans ils se livrent à ce contact télépathique, concrétisant une utopie dont les surréalistes étaient fous, jusqu’au moment où, peu avant l’armistice, Chico perd la vue dans une bataille. Sa bien-aimée, qui le croit mort, formule une ultime supplique dont l’ardeur éperdue semble dotée d’un pouvoir de résurrection. À son retour, il ignore la liesse populaire et n’en finit pas de fendre la foule pour rejoindre Diane éplorée en leur septième ciel. L’expérience du conflit est pour lui ce que la prostitution représentait pour elle : une étape nécessaire, un chemin de croix avant l’ascèse libératrice. La réalité ne saurait être ignorée mais doit être transcendée car elle est par nature contingente, et sans doute illusoire. Borzage n’expose ses personnages à l’Histoire que pour mieux les y soustraire, leur royaume n’étant pas de ce monde. Ils sont dotés d’un attribut romanesque par excellence : l’aptitude à se créer un univers propre au sein de la tourmente, havre précaire mais ébloui par la passion. Confondu avec la foi, l’amour est ce levier qui défie la raison et accomplit ce dont la science est incapable. Il soulève des montagnes, relève toujours du prodige. L’étreinte finale, qui scelle les retrouvailles de Diane et Chico dans un halo d’éternité, visualise cette idée de manière inoubliable.


Dans l’histoire des palmarès officiels, le film constitue une date marquante puisqu’il valut à Frank Borzage d’obtenir le tout premier Oscar du meilleur réalisateur. Janet Gaynor récolta quant à elle le trophée de la meilleure actrice — récompense qu’elle dut également à son interprétation tout aussi exemplaire dans L’Aurore. Or, s’il est une référence qui s’impose devant L’Heure Suprême, c’est bien évidemment celle du chef-d’œuvre de Murnau, dont le tournage est sur le point de s’achever au moment où débute le sien. Le cinéaste allemand a été importé quelques mois plus tôt par la Fox après le succès du Dernier des Hommes ; son ascendant sera crucial sur l’évolution technique et esthétique du studio, et particulièrement sur les images urbaines présentes dans les productions ultérieures. Jouant un rôle essentiel, la ville est ici un lieu nocturne, froid et labyrinthique où l’on frôle l’autre sans le voir, où la masse populaire ignore l’individu qu’elle engloutit et condamne en même temps par son indifférence. Errer dans ses rues revient à tourner en rond à l’intérieur de sa prison, à fuir sans but les dangers qu’on connaît pour s’exposer à d’autres, bien pires encore : la tentation du vol, de la débauche, de la dissolution dans des ténèbres anonymes et hostiles. À cette agressivité d’une horizontalité close, la mise en scène oppose une alternative : l’irrésistible aspiration vers le haut, magnifiquement formalisée par un décor à plusieurs étages que la caméra gravit avec ses héros, en un extraordinaire travelling vertical, pour les accompagner jusqu’aux mansardes ouvertes sur la voûte céleste et qui communiquent entre elles par des passerelles où Chico apprend à Diane à braver et surmonter sa peur du vide. Chacun d’eux modèle l’autre, le transforme, le porte, le hisse jusqu’à ce qu’ils parviennent enfin, par la gestion familière des gestes quotidiens, à la fusion des esprits et des corps vers laquelle ils ne faisaient que tendre sans le savoir.


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Pour le cinéaste en effet, l’homme et la femme sont nécessairement égaux devant l’amour, comme Adam et Eve avant la chute. La rencontre a l’intensité d’une collision, le choc est mutuel. Passé un moment de stupéfaction ou de vertige, il appelle un engagement sans retenue, un don total. S’il est dévoyé par une quelconque volonté de puissance, il ne saurait être consommé. Le lyrisme de ce cinéma est universel mais s’exprime toujours dans un contexte précis : ainsi les films de Borzage sont à la fois de précieux témoignages sur leur époque et des poèmes qui dépassent la matérialité des dates et des lieux. Servie par un cadre toujours supérieurement composé, par des éclairages délicats, brumeux et sublimatoires nimbant chaque image, la caméra à grand angle de L’Heure Suprême agit tel un œil surnaturel qui saurait déchiffrer les secrets cachés au-delà d’un d’une attitude, d’un regard, d’une expression. L’œuvre vibre de cette qualité précieuse qu’a Borzage de s’attacher aux êtres qu’il dirige (personnages et interprètes), de les extraire avec une infinie compassion de leur gangue innocente mais boueuse et grossière et de les amener, à travers le tamis de l’adversité, jusqu’au rayonnement d’une pépite de métal précieux, d’un mysticisme diaphane, qui prend la forme proprement cinématographique de la lueur blanche baignant une robe ou un visage. L’exaltation contrariée par le monde, l’accession au spirituel au terme d’épreuves initiatiques, le mysticisme absolu débarrassé des contraintes séculaires, tels sont les thèmes, si propres à l’auteur, qui y sont portés à leur plus haute intensité.


Mais le film ne serait pas ce joyau intemporel si Borzage n’avait su tirer un exceptionnel parti de ses comédiens. Petit chaton attendrissant, rudoyée par le destin mais brûlant d’une flamme incoercible, Janet Gaynor irradie une ferveur désarmante, une pureté de cristal. Grand gaillard souriant qui fut l’un des acteurs les plus fins et les plus charmants du cinéma muet, Charles Farrell fait naître, par sa candeur, sa jeunesse jamais feintes, des émotions que d’autres s’acharnaient en vain à provoquer à force de technique. Le réalisateur reformera ce couple à plusieurs reprises, et notamment dans L’Ange de la Rue, son long-métrage suivant, qui offre une même représentation stylisée de l’Europe (Naples). "Tu es un rêveur. Peins-moi comme je suis", demande l’Angela de ce film lorsque Gino se met en tête de brosser son portrait. Sur la toile la jeune femme apparaît alors comme une sylphide alanguie sous les frondaisons d’un parc romantique. À son modèle qui refuse de se reconnaître en cette image magnifiée d’elle-même, l’homme répond que c’est ainsi qu’il la voit, et ajoute pour se justifier qu’elle porte un masque pour dissimuler l’âme qui est en elle. À la fin, le tableau reflète la métamorphose de son modèle : la sylphide se transfigure en madone du XVIIIème siècle. Cet apologue du plus discret des grands cinéastes américains a sans doute livré le secret de sa propre création. Bien qu’il ait lui-même planté son chevalet dans tous les ateliers hollywoodiens, Borzage a été, davantage que bien des maîtres reconnus, fidèle à cette postulation vers la lumière en laquelle il voulait voir la rédemption de l’artiste.


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Thaddeus
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le 9 juil. 2017

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