Ce mur-là, définitivement infranchissable, c’est celui qui se dresse devant le premier vainqueur de Mach 1, Chuck Yeager / Sam Shepard, interdit d’essais spatiaux faute d’avoir accompli des études supérieures, pilote d’essai condamné à des essais dérisoires et plus que dangereux aux fins fonds du désert, pour l’honneur et les cicatrices, alors que la gloire va s’abattre sur les pionniers de l’espace adulés par toute la nation, Alan Shepard, John Glenn, Gordon Cooper et les autres …


Certes trois heures de film autour d’un thème tombé aujourd’hui en désuétude, cela peut sembler long. Certes les effets spéciaux (les images, très à côté de la plaque, de la terre vue de l’espace) ont beaucoup vieilli. Certes certains dialogues où l’on philosophe sur la vie (rares au demeurant) peuvent paraître longuets et naïfs. Et la dimension patriotique du film peut aussi, sans doute, un peu gêner.


Mais la dimension ironique, au cœur même de l’épopée, est très présente : l’image des astronautes, enfermés dans leurs capsules, incapables de bouger ou d’agir sur les événements, exactement comme les premiers cobayes, singes ou chiens, qui les avaient précédés, offre un contraste très fort avec les essais, désormais oubliés, sur les premiers avions supersoniques – mais c’est Chuck Yeager lui-même qui corrigera cette perception immédiate (« A la différence du singe, l’homme sait qu’il est engagé dans une mission suicide … ») ; ou encore l’image d’Alan Shepard / Scott Glenn, le premier Américain lancé dans l’espace, contraint d’uriner dans son scaphandre pour avoir consommé un café de trop ; ou John Glenn et son épouse envoyant sur les roses le vice-président Lyndon B. Johnson, pour préserver leur intimité et leurs fêlures ; ou le côté très empirique, presque amateur des opérations exécutées dans l’urgence par des techniciens apparaissant bien peu sûrs d’eux-mêmes ; et l’image de Yeager, à cheval dans son désert, en montage alterné et à longue distance des ors de l’état.


L’ironie et la dérision sont constantes.


Et la maîtrise est indéniable. Avec nombre de trouvailles qui relancent, pimentent, aèrent aussi le récit : la présentation, non seulement chronologique mais très contrastée, des essais et des destins parallèles, non seulement entre Yeager et les astronautes, mais aussi entre les honneurs qui vont s’accumuler sur Glenn ou sur Cooper et la fatalité, le drame qui poursuivront Gus Grissom ; et le souci de donner la plus grande crédibilité aux événements présentés, jusqu’à la ressemblance physique entre les personnages et les acteurs chargés de les incarner, Glenn (excellent Ed Harris), Gordon Cooper, Scott Carpenter, jusqu’aux silhouettes des politiques, Eisenhower, Lyndon Johnson (lui-même touchant au ridicule, le film ne manque pas de causticité) ; et même avec une dimension poétique très inattendue, avec l’apparition, au cœur de la nuit spatiale, de la pluie de lucioles correspondant à l’intervention très mystérieuse des aborigènes (avec prières et didgeridoos) , en plein désert australien.


Il y a surtout un traitement remarquable de la bande son, plus encore le travail accompli sur les bruits et les bruitages que sur la musique, inquiétant, à la fois réaliste et étrange, très immersif - et le montage magistral, à la fois très complexe et très fluide, avec l’alternance entre les histoires individuelles et les lieux, les décrochages entre histoire officielle et histoires intimes, les évocations très subliminales de l’action parallèle des Soviétiques (jamais plus de dix secondes !) avec le leitmotiv d’un homme qui court et ouvre un nouveau chapitre, le jeu permanent entre couleurs et noir-et-blanc, entre images de vraies et de fausses archives et fiction … Tout cela mériterait d’être disséqué dans les écoles de cinéma.


Et au final ces trois heures d’une épopée désormais à peine contemporaine passent très facilement, et avec plaisir.

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le 3 avr. 2015

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