Ces années-là, au Paradis des Prolétaires, le film consacré à la Grande Guerre Patriotique (comme les Russes appellent la Seconde Guerre Mondiale sur le Front de l'Est) était à peu près l'équivalent du Western chez l'adversaire capitaliste américain : il en sort tous les quatre matins, le public en redemande, et pour cause, ça l'aide à bien dormir la nuit puisqu'il se retrouve conforté dans sa conviction que son pays se bat pour une juste cause, que ses vaillants soldats sont les défenseurs de la veuve et de l'orphelin, et que l'ennemi barbare, qu'il soit amérindien ou allemand, doit être rayé de la carte, au nom de la civilisation d'un côté et du bonheur universel de l'autre.


Mais de temps à autre apparaît un film un peu plus orignal et intelligent que les autres, qui prend ce sujet ultra-rebattu à contre-courant, pour le traiter avec toute la finesse et le doigté qu'il requiert. Иваново детство, L'Enfance d'Ivan, est de ceux-là, bien qu'il ne reçoive pas aussi souvent cet honneur que ses contemporains Quand passent les Cigognes de Mikhaïl Kalatozov et La Ballade du Soldat de Grigori Tchoukraï ; non pas parce que sa qualité est remise en question, loin de là, mais parce que le long-métrage de 1962 est généralement moins considéré comme un film de guerre que comme un film d'Andreï Tarkovski ; le premier, en l’occurrence.


Certains films de Tarkovski (notamment Le Miroir) sont difficiles à classer, c'est entendu ; mais Stalker et Solaris sont considérés comme des classiques de la science-fiction, alors pourquoi L'Enfance d'Ivan est-il si souvent oublié parmi les grands films de guerre russo-soviétiques ? Cette étiquette de "premier film de l'un des plus grands réalisateurs de l'histoire de cinéma" lui aurait-elle nui, en le transformant en curiosité plutôt qu'en chef d'oeuvre à part entière ?


L'Enfance d'Ivan n'est ni l'une, ni l'autre, selon moi. Comme premier essai d'un metteur en scènes visionnaire, c'est clairement un pavé dans la mare. Comme film de guerre... eh bien, comme je le disais, c'est clairement supérieur à la vaste majorité des productions de l'époque - soviétiques ou occidentales - sans pour autant atteindre les sommets des deux autres œuvres susmentionnées. Le principal problème, à mon sens, c'est que le script est trop ténu pour justifier ses 91 minutes, ce qui n'est pourtant pas très long.


Il faut dire que L'Enfance d'Ivan est l'adaptation d'une nouvelle, pas d'un roman, et cela se sent. Sobrement intitulée Ivan, cette histoire écrite par Vladimir Bogomolov, qui s'inspire de sa propre expérience au front, c'est donc celle d'un petit garçon de douze ans, Vania Bondarev. Sa famille a été exterminée par l'envahisseur nazi, dont il se venge avec rage et courage en faisant office d'éclaireur pour une unité soviétique commandée par le capitaine Kholine, vétéran séducteur et bravache, et un jeune lieutenant un peu pète-sec et guindé, Galstev. L'abnégation de Vania est telle qu'il est prêt à accepter toutes les missions les plus dangereuses, comme de jouer sur sa petite taille et son agilité pour traverser un marécage, s'infiltrer derrière les lignes ennemies et y prélever des informations vitales.


Le gamin sait donc se rendre indispensable, mais Kholine, qui s'est pris d'affection pour lui, souhaite l'envoyer à l'arrière, dans une école militaire, pour le protéger. Vania refuse obstinément ("École militaire ou maison d'enfants, pour moi c'est du pareil au même"), préférant rester pour se battre. Comme un écolier qui s'enfermerait dans sa chambre pour ne pas aller en classe, c'est dans les ruines calcinées d'une isba qu'il se cache de ses supérieurs. Ivan y est dans son élément ; la guerre est devenue son terrain de jeu. Tout ce qui le rattache à la véritable enfance, ce sont ses souvenirs dorés, peuplés de cerisiers en fleurs, de rivières tranquilles, d'un camion rempli de pommes, et surtout de maman.


Et voilà, c'est à peu près tout. Alors pour meubler, Tarkovski nous rajoute une sous-intrigue sans grande relation avec le reste, impliquant l'infirmière Macha, dont se sont épris Kholine et Galtsev. Le seul véritable intérêt de cette trame aura été de nous offrir l'un des baisers les plus mémorables de l'histoire du Septième art, lorsque Kholine, les jambes écartées au-dessus d'un fossé, retient Macha au-dessus du vide pour l'embrasser, formant ainsi une triangle à la symétrie parfaite, sous le regard impudique des bouleaux et avec le caquètement des piverts et des mitrailleuses pour seule musique de fond.


D'images mémorables, L'Enfance d'Ivan ne manque pas, la plus célèbre restant celle de Vania s'approchant craintivement des ruines de l'isba, dont les planches acérées par les flammes semblent déchirer l'écran et le ciel pour menacer le garçon. Cet effet visuel a été maintes fois imité, le plus récemment par la série True Detective, lorsque les policiers découvrent l'église abandonnée dans le bayou. Et que dire de cette transition immaculée entre la main humide du héros et le fond d'un puits, donnant lieu à une magnifique contre-plongée sur Ivan et sa mère au temps de l'insouciance ? Ou de cette séquence hallucinante où Vania joue à la guerre dans le noir, avec un réalisme terrifiant ?


Devant une telle audace, un tel niveau de technicité, on a peine à croire qu'il s'agisse du premier film d'un jeune homme âgé d'à peine une trentaine d'années, tout droit sorti des bancs de l'école, et qui n'a fait que récupérer un projet dont le réalisateur originel a été éjecté ! Plusieurs des leitmotivs d'Andreï Arsenievitch sont d'ores et déjà présent, notamment son usage de l'eau, des reflets, de la profondeur, des images religieuses et des arbres, les références à son histoire personnelle (la mention au poète Tchoukovski, ami de son père, et à leur havre de Peredelkino), ainsi que la sacralisation de la figure maternelle, et aucun d'entre eux ne donne l'impression de résulter de quelque tâtonnement, de quelque expérimentation d'un jeune et fougueux étalon. La maîtrise est impressionnante, tant il est vrai que Tarkovski a eu la chance de pouvoir compter sur d'autres jeunes loups aussi talentueux qu'intrépides, comme Vadim Ioussov à la photographie et Yevgueni Tcherniaïev aux décors.


En revanche, s'il est un compartiment où l'inexpérience du jeune réalisateur se fait sentir, c'est la direction d'acteurs. Kolia Bourliaïev est un beau garçon aux grands yeux expressifs et il se donne à fond dans le rôle-titre, mais il n'a pas beaucoup plus que sa frimousse et son enthousiasme à offrir... pour la nuance, on repassera. Dix ans plus tard, Tarkovski lui-même dézinguera d'ailleurs la performance du pauvre gamin. Lui si fasciné par les reflets aurait bien fait de se regarder dans un miroir avant d'ouvrir la bouche, car tous ses plus jeunes acteurs paraissent complètement paumés. C'est notamment le cas de Yevgueni Jarikov (Galtsev) et Valentina Maliavina, encore plus pénibles mis ensemble. Le casting est dominé de la tête et des épaules par le vétéran Valentin Zoubkov dans le rôle de Kholine ; ses yeux roublards et son sourire en coin illuminent l'écran tout en y apportant un certain aura menaçant.


Hmm, un peu comme dans ma critique récente de The Revenant (qui s'en inspire, lui aussi), j'ai l'impression d'être plus sévère que je ne voudrais avec L'Enfance d'Ivan. Il s'agit d'un très beau film, que j'ai vu plusieurs fois, toujours avec plaisir. Impeccable sur la forme, je ne peux m'empêcher de trouver le fond un peu trop limité ; pertinent, intéressant, touchant, mais mince. Les vingt dernières minutes, notamment, donnent l'impression de tourner en rond, un peu comme les protagonistes dans leur marais. La déshumanisation de Vania l'enfant-soldat est bien illustrée dans la première moitié du film, mais il n'y a aucune évolution après cela. Alors certes, il n'est pas censé y en avoir, mais dans ces conditions, difficile de rester totalement investi dans l'histoire...


Reste un film sensible et subtil, plein d'humanité et d'empathie, vertus alors peu en vogue en URSS - Khrouchtchev lui-même désapprouva l'honnêteté avec laquelle Tarkovski dépeignait le phénomène des enfants-soldats, ce qui condamna le film à l'indifférence à sa sortie en son pays. Premier d'une longue série de déboires entre le réalisateur et le régime... mais c'est aussi la marque d'un film qui ose, et donc d'un film qui marque. Quand je vois avec quelle pauvreté le sujet tragique des enfants-soldats a été récemment abordé dans Beasts of No Nation, je ne peux que me féliciter de la beauté intemporelle de L'Enfance d'Ivan, ode à l'enfance sacrifiée par la bêtise des adultes.

Szalinowski
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le 18 janv. 2020

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