1. A Cannes deux réalisateurs de génie présentent leurs films, qui traitent tous les deux de la recherche de soi et du bonheur dans les hautes sphères de cette société italienne jamais totalement débarrassée de ses problèmes sociaux. Si ces deux films sont marqués par le néoréalisme dans le fond, ils s'en écartent néanmoins dans la forme avec une prétention esthétique certaine. Principales différences entre les deux: le premier se passe dans un décor urbain et peuplé, et exalte principalement la beauté masculine: celle de Marcello Mastroianni. Le deuxième, lui, se passe dans des décors naturels très vides et met en vedette la beauté féminine: celle de Monica Vitti. Le premier est réalisé par Federico Fellini, le deuxième par Michelangelo Antonioni. Le premier s'appelle La Dolce Vitta, le deuxième L'Avventura. Aujourd'hui ces deux films sont reconnus comme des chefs d'œuvre immortels, d'une beauté et d'une intelligence hors du commun. Mais si La Dolce Vitta eut droit, en plus d'une palme d'or totalement méritée, à un triomphe populaire, L'Avventura, malgré son prix du jury, fut huée par le public qui, indigné, fit tomber une pluie de tomates sur les acteurs et le réalisateur à leur sortie du palais...


Ce traitement indigne s'explique par le fait que L'Avventura est un film totalement nouveau, qui prend le contre-pied de toutes les règles connues jusqu'alors, qui déconstruit le récit comme aucun n'avait osé le faire (et comme pratiquement aucun ne le refera, pas même Antonioni qui eut la bonne idée de ne pas essayer de "piéger" le public de la même façon par la suite), et qui ose s'adresser à un public intellectuel, chaque plan devant pratiquement être décortiqué, remis en contexte, étudié plusieurs fois pour essayer d'en saisir les subtilités... Mais quel bonheur! Quand on voit pour la première fois L'Avventura on se doute bien que le personnage principal, Anna (Lea Massari), n'est pas heureux malgré sa richesse, qu'elle se cherche sans se trouver et malgré la bonne volonté et l'affection sincères que lui vouent sa meilleure amie Claudia (Monica Vitti) et son petit ami Sandro (Gabriele Ferzetti). Le trio part en vacance à bord d'un bateau dans les îles Eoliennes, avec comme co-passagers le capitaine et deux autres jeunes femmes (prénommées Giulia et Partrizia) accompagnées de leurs compagnons. L'ambiance, quoique légère, n'est pas détendue pour autant: Anna semble jouer avec on ne sait quoi et épuiser la patience des autres. Le bateau mouille près d'une île de l'archipel et tout le monde descend profiter du soleil et de la vue. Mais quelques temps après, lorsqu'il faut remonter, on s'aperçoit qu'Anna a disparu. Les recherches commencent...et soudain le film s'arrête ou plutôt il prend un virage radical: alors qu'on est d'abord intrigué et inquiets de cette disparition les personnages autres qu'Anna nous apparaissent de façon plus complexe et surtout l'impression de gène par-rapport à la caméra se confirme: celle-ci semble indépendante de l'action, chercher des angles pour exalter la beauté ou la symbolique de la scène plus que pour accentuer la dramaturgie de l'action. L'éblouissement est total devant cette photographie absolument merveilleuse, cette lumière divine, ces paysages grandioses. Et Monica Vitti commence à prendre totalement l'écran: son jeu très sobre est pourtant empli d'une émotion telle qu'on perçoit tous les états d'âme de son personnage. Et ça ne s'arrête pas à elle: discrètement le mal-être de tous trouve un écho, une raison: les sentiments s'exaltent...et l'action ralentit de plus en plus... Car Sandro et Claudia se rapprochent de plus en plus: on sent l'amour qui point, à mesure que l'enquête diminue et qu'Anna devient une ombre dont on finit par redouter le retour... Les passagers du bateau, principalement Giulia et Patrizia, demeureront les seuls personnages "réels" à encore exister, et alors que Sandro et Claudia suivent une piste pour retrouver Anna ils arrivent dans un village abandonné. "C'è nessuno?" lance Claudia à-travers les volets d'un hôtel désert dont seul l'écho lui répond. Et on se rend compte que depuis le début Antonionni filme le vide, l'isolation. Le film se poursuit et l'impression devient de plus en plus merveilleuse: Patrizia semble accepter une vie conjugale satisfaisante tandis qu'à contrario Giulia a faim de sexe et de plaisirs. Sandro, lui, cherche aussi beaucoup, amer que sa fortune soit venu d'un renoncement à des aspirations plus "nobles". Mais il aime sincèrement Claudia qui, au milieu de ce monde factice, voit quelque-chose en lui qui la fait rêver et à laquelle elle n'est pas prête à renoncer: plus pure et plus simple que les autres, Claudia doute elle-aussi, mais elle n'a pas renoncé au bonheur. Et Anna dans tout ça? Anna a disparu et le plus grand coup de génie du film, qui sera la cause des injures subies à Cannes, est qu'on ne saura jamais le pourquoi de cette disparition: Anna restera l'absente, la cause de l'amour entre Sandro et Claudia puis sa menace. En me laissant entrainer, bercer, par ce film, en m'abandonnant à son histoire "diaphane" et à sa beauté extraordinaire, j'ai fini, comme Claudia, par redouter le retour d'Anna, d'y voir l'imminence du vrai malheur qui pourrait s'abattre sur le couple principal... Antonioni est un génie! Ce film est un monument devant lequel je n'ai pas pu une seule fois détourner les yeux: hypnotisé, transporté par sa beauté, j'ai accepté toute sa narration, toute cette "déconstruction" qui fait pour moi sa sève... Intellectuel? certes. Incommunicable comme on l'a beaucoup dit? certainement pas! L'Avventura parle des sentiments, de la recherche du bonheur en soi et à-travers les autres, des doutes, des désirs et des peurs touchant à notre inconscient, et surtout d'amour! C'est incommunicable ça?.. en tout cas Antonioni l'a bien communiqué (comme il l'a dit malicieusement): mieux que tous les autres, peut-être mieux que Dieu...

Sudena
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le 24 août 2015

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