Ancien résistant, adaptateur du "Silence de la mer" en 1948, Melville est revenu sur la période de l'Occupation avec ce film âpre qui lui tenait sans doute beaucoup à cœur, comme une dette envers ses camarades de combat qui, pour certains, n'avaient sans doute pas vécu assez longtemps pour connaître la Libération.
Avec cette adaptation de Kessel, rompait-il avec la série de polars épurés inaugurée avec "Le Doulos", et qu'il allait poursuivre jusqu'à "Un Flic", son ultime film ? Non, et l'on peut se demander si la guerre n'a pas été le creuset de thèmes récurrents de sa filmographie: la captivité, la cavale, la clandestinité, le sens de l'honneur poussé jusqu'au sacrifice, le courage physique, la fraternité virile, et, par-dessus tout, la terrible solitude de chaque être humain. Sauf qu'ici, l'enjeu n'est pas un braquage lucratif, mais une lutte pour la liberté, la plus noble lutte qui soit, mais qui amène les personnages à de terribles décisions et sacrifices. Face à des Allemands impitoyables, réduits à des silhouettes déshumanisées, les personnages poursuivent un combat têtu, qui pourrait sembler perdu d'avance.
Peu d'effets et de spectaculaire: Melville rend hommage à ses compagnons de lutte en insistant sur tout ce que celle-ci comportait d'ingrat, d'aride, d'attentes fébriles, de plans minutieusement élaborés, parfois en vain, où quelques secondes d'hésitation pouvaient être fatales. Il n'y a qu'un Allemand tué de tout le film. Habituellement peu porté sur le monologue intérieur, Melville donne la parole à des voix qu'on a fait taire de force, en nous livrant en voix off les réflexions de ces héros humbles et décidés, voués à n'être plus que les ombres du titre, la discrétion étant la condition sine qua non à leur survie, et donc à celle de leur cause.
Leur idéal transcende les frontières sociales et politiques en une sorte d'union sacrée (cf. l'aide apportée par le marquis monarchiste, qui tombera lui aussi sous les balles nazies) et leur solidarité apporte un peu d'humanité dans un monde gris, dont les arbres dénudés semblent figés dans un Hiver interminable. Mais que de moments terribles, comme l'interminable et atroce exécution du traître ! Et le final, où Mathilde (Simone Signoret), une femme que tous trouvent "exceptionnelle" et aussi efficace et courageuse qu'un homme, doit être sacrifiée par ses frères d'armes, laisse un goût franchement amer, rappelant de toute manière que les survivants ne sont eux aussi que des condamnés en sursis, des textes sobres évoquant leurs fins prochaines: exécutions (Gerbier, Le Bison), torture à mort (Luc Jardie), le suicide (Le Masque) apparaissant comme l'issue la plus enviable ! Mais ils savaient ce qu'ils risquaient et étaient prêts à en payer le prix: comme beaucoup de personnages melvilliens, ils avancent sans fléchir vers une mort annoncée. Melville, qui devait mourir quatre ans plus tard, rend hommage à leur mémoire et montre une fois encore ce que la condition humaine peut avoir à la fois de dérisoire et d'héroïque.