Film de John Carpenter de 1995, l’Antre de la folie est un film très riche qui brasse tout un panel de thématiques très carpenteriennes : de la religion, du fantastique, de la création, de l’horreur, du cinéma et de la littérature (pourrait-on dire l’Art en général), de la folie, de la lutte des classes… On retrouve un peu de tout ça dans la filmographie du bonhomme, en tête, on pensera bien évidemment à Prince des Ténèbres et The Thing, mais la question sociale qui parsème quelques lignes de dialogues dans l’Antre de la folie font, bien entendu, échos à des films comme Invasion Los Angeles ou New York 1997. Le film est également un hommage (ou une continuation) à toute une littérature fantastique que je trouve intéressant de mettre en relation ici.


Montrer Lovecraft ?
Beaucoup font le lien entre ce film et les œuvres de Stephen King, ne connaissant malheureusement pas suffisamment les écrits de ce dernier qu'il me faudra creuser un jour, il m’est plus aisé de tisser des comparaisons avec les récits fantastiques de Maupassant et de Lovecraft.


Ainsi, on retrouve, non seulement quelques monstres à tentacules et autres Divinités Anciennes qui cherchent à retrouver leur place sur terre, mais on a également un challenge qui est lancé par Carpenter à Lovecraft dans la représentation de l’horreur. Lire du Lovecraft c’est se retrouver face à une ambiance plus qu’à des descriptions précises de ce dont on doit avoir peur. Il va souvent se contenter de peintre des ombres que notre imaginaire comblera avec les détails qu’il trouve les plus adaptés. Carpenter va faire le choix d’oser représenter ces créatures et cet indicible. D’une part ces représentations sont toujours de bon aloi, on retrouve des monstres dégueulasses et suintant à la The Thing, mais aussi des corps déformés et inhumains (le personnage de Styles qui craque et se retrouve dans une position ignoble) et des comportements douteux. Parfois la caméra se contentera seulement de les montrer brièvement, mais suffisamment longtemps pour frapper l’œil et l’esprit du spectateur ; cela tient aussi au fait que le support est différent. C’est tout le propos d’un dialogue vers la fin entre l’éditeur et le personnage de Trent ; pour ceux qui ne lisent pas, il y a un film. Un des reproches fait au film est justement que parfois, il lui arrive de trop en montrer, perdant au passage ce côté horrifique qui se dégage du non-dit, ou, en l’occurrence, du non-montré. Mais n’est-ce pas là l’un des buts du cinéma ? Montrer, ou du moins essayer de montrer, ce qui n’est usuellement pas montré/montrable ? Personnellement, je pense que ce dernier fragment où l’on voit l’ami Trent rire au cinéma est une manière de répondre à cette question.


Les dingues et les paumés


Ayant eu à travailler sur les récits fantastiques de Maupassant dans le cadre d’un cours, j’ai trouvé tout à fait intéressant de faire un lien entre ce brave Guy et l’ami John. Le Horla est un texte très riche qui peut être interprété de multiples manières. Nous voyons un personnage sombrer peu à peu dans la folie, persuadé d’être harcelé par un être invisible. Si de prime abord ces deux histoires peuvent paraître assez disjointe, il y a, dans le Horla, tout un discours sur la suggestion du narrateur. En effet, on peut se demander si sa folie n’est pas le fruit des histoires et des récits qu’il entend (par exemple, c’est après avoir assisté à une séance d’hypnose que le narrateur croit qu’il est possédé, comme on serait possédé sous hypnose). Nous retrouvons ce thème de la suggestion de l’Antre de la folie puisque Sutter Cane, l’auteur que recherche Trent, écrit des histoires qui rendent les gens fous. La suggestion peut être une piste pour tout le récit ; par exemple, quand Trent voit le tableau dans l’hôtel, plus il le regarde, plus le tableau devient envahi de créatures morbides. Idem quand il rêve du policier. Plus l’histoire avance, donc, plus Trent est confronté à l’univers de Sutter Cane, plus ce policier devient poisseux et dégoulinant de merde verte.


Si l’on se souvient de cette scène du cinéma, n’est-ce pas là Carpenter qui nous dit que son personnage « se fait des films » ? Serait-ce parce qu’il a lu les histoires de Sutter Cane ? Ou serait-il fou parce qu’il est un personnage de fiction ? Existe-t-il alors ? Impossible de trancher ces questions et tacher d’y répondre sérieusement serait de la folie ; on retiendra donc qu’un doute persiste. Ce doute est d’ailleurs ce qui permettait à Todorov de désigner le genre fantastique comme tel. Pour continuer sur la suggestion, elle était d’ailleurs assez visible dans Invasion Los Angeles avec ces fameux messages subliminaux et ce personnage qui, grâce à des lunettes, arrive à voir l'invisible, le caché, un autre monde et une autre réalité. Une question qui est donc sous-jacente est l’impact de notre environnement sur notre santé mentale ; perdu au milieu d’un désert de glace, dans un village ignoré des hommes et de Dieu, dans une vieille église, confrontés à des événements étranges, entouré de personnes aux propos délirants, cela n'impacte-t-il pas notre perception du monde ? « Décidément, tout dépend des lieux et des milieux. Croire au surnaturel dans l’île de la Grenouillère, serait le comble de la folie… mais au sommet du mont Saint-Michel ?… mais dans les Indes ? Nous subissons effroyablement l’influence de ce qui nous entoure. » nous disait Maupassant. Cela me semble aussi être le cas de John Trent puisque sa folie va véritablement germer quand il sera à Hobbs End, lieu assez perdu, introuvable sur une carte, et complètement insensé avec une grosse église en plein milieu et rempli de personnages tous plus improbables que le reste et dont le seul soutien (Styles) bascule vite dans une autre interprétation du réel. Un endroit et un contexte propice où peut germer le fantastique et la folie.


« Pendant longtemps il m’a cru fou. Aujourd’hui, il doute. »


Enfin, est-ce que John Trent est vraiment fou ? On pourrait tout aussi bien rapprocher le film de la première version du Horla où ce n’est pas un journal, mais un récit-cadre, dans un asile, entouré de médecins…, médecins, qui, de surcroit, finissent par douter de la folie de leur patient, avec, semble-t-il, des éléments dans le monde réel qui rendent plausibles l’histoire que vont raconter leur malade. Le procédé n’est pas vraiment nouveau, mais on remarquera que la proximité entre ces deux histoires est assez troublante. On se souvient aussi de cette remarque prémonitoire de Styles à Trent quand elle lui disait que si tout le monde était persuadé que le monde de Cane était réel, alors cela serait Trent qui serait fou, fou de ne pas y croire, chose que Trent se refuse de bout en bout. J’aime d’ailleurs beaucoup ce renversement de situation où la folie de Trent se définit par une persistance dans la croyance au rationnel ; de là, comme pour la première version du Horla, la question se pose alors de savoir si celui que l’on a identifié comme fou ne serait pas finalement parfaitement sain d’esprit mais qu’il décrit une réalité, certes alternative, mais bien réelle.


« Je ne suis plus rien en moi, rien qu’un spectateur esclave et terrifié de toutes les choses que j’accomplis. »


Pour en finir avec à la folie, elle est traitée ici de façon assez subtile et sous différentes formes ; assez parlé de Trent, remarquons juste que l’interprétation donnée par Sam Neil est parfaitement convaincante, mais partons vers une autre forme de folie, celle de Sutter Cane, interprété par Jürgen Prochnow. La folie du créateur, persuadé que ses œuvres sont dictées par ces créatures elles-mêmes. Poe, Maupassant voir, à certains égards, Lovecraft lui-même, bref, les auteurs de contes et d’histoires macabres ont tous (-> ceci est une exagération) fini timbrés, du moins, certains ont un lien assez ténu avec la folie. Sutter Cane tombe aussi dans une forme de folie en niant sa propre existence dans un plan assez surprenant où il se déchire lui-même, déchirant au passage la réalité physique et tangible du monde dans lequel il vit. Persuadé d’être le messie d’une nouvelle religion, il n’a pas plus à vivre et se livre totalement à des choses qui, de base, n’étaient que de simples créations de son esprit. On retombe ici sur nos pattes quand j’évoquais le Horla puisque le personnage de la nouvelle finit par être totalement obsédé par une créature qui n’existe que dans sa caboche (selon l’interprétation qu’on lui donne évidemment). Le parallèle peut aussi se faire avec Trent et son obsession pour Sutter Cane. Le lien se fait aussi avec la religion, les lecteurs étant des adeptes complètement frappés, le film invite à se demander si la religion ne serait pas qu’une grande folie collective (la réponse est évidemment oui, ne cherchez pas plus loin). Là aussi, nous avons cette masse lobotomisée qui est une figure assez récurrente chez Carpenter ; la horde de SDF dans Prince des Ténèbres, mais aussi la horde de prisonniers dans New-York 1997.


« Dans vingt ans, la peur de l’irréel n’existera plus même dans le peuple des champs. Il semble que la Création ait pris un autre aspect, une autre figure, une autre signification qu’autrefois. De là va certainement résulter la fin de la littérature fantastique. »


Bref, pour conclure, l’Antre de la folie est un film très riche qui représente avec brio cette rupture entre réalité et fiction et qui aborde la question de la folie de manière assez intéressante. Si l'Antre de la folie fait parti de mes films préférés, c'est non seulement parce qu'on retrouve quasiment toutes les thématiques de Carpenter sublimées dans un même métrage, parce que le film contient énormément de scènes et d'images marquantes, mais aussi parce que l'Antre de la folie est un film fantastique qui sait utiliser ses références littéraires à bon escient tout en y apportant sa marque personnelle et en sachant ce qu'il est ; à savoir un film, en témoigne la dernière scène comme ultime rappel ; Carpenter ose et sait montrer l'imaginaire. Mon conseil est serait donc de relire Guy et Philippe et de regarder John, qui, d'une autre manière, par le cinéma, essaye d'atteindre les limbes torturés de l'imaginaire. C’est du meilleur effet.

Ji_Hem_
9
Écrit par

Créée

le 19 avr. 2021

Critique lue 75 fois

Ji_Hem_

Écrit par

Critique lue 75 fois

D'autres avis sur L'Antre de la folie

L'Antre de la folie
SanFelice
9

Le cauchemar d'Hobb's end

Comme je l'ai déjà dit à l'occasion d'une autre critique, Lovecraft me paraît très difficilement adaptable. En effet, l'horreur qui émane des textes de l'écrivain américain vient de l'absence de...

le 1 nov. 2012

97 j'aime

24

L'Antre de la folie
Spoof
9

Critique de L'Antre de la folie par Spoof

S'il ne fallait retenir qu'une poignée de films pour illustrer tout le génie de Big John en matière de cinématographie fantastique, L'antre de la folie trônerait sans aucun doute dans un mouchoir de...

le 2 juil. 2010

86 j'aime

15

L'Antre de la folie
Gand-Alf
9

Anatomie de l'horreur.

J'ai toujours pensé que la brillante carrière de John Carpenter a prit fin avec son brûlot anti-reaganien "They live" en 1989. Pas que les films suivants du moustachu soient véritablement mauvais...

le 7 déc. 2013

81 j'aime

4

Du même critique

Jeffrey Epstein : Pouvoir, argent et perversion
Ji_Hem_
3

Qui est Jeffrey Epstein ? Sérieusement, c'est qui ?

Le jeune homme éteint son ordinateur, on est vendredi soir et il ne sortira pas. Peut-être demain, se dit-il. Il soupire. « Déjà 23h ! Misère, ma partie d’Age of Empires II a durée plus longuement...

le 19 juin 2020

7 j'aime

2

Dune
Ji_Hem_
4

« Le dormeur doit se réveiller ! ... monsieur, s'il vous plaît, on va fermer le cinéma ! »

Denis Villeneuve, ou, devrait-on dire, Denis Vieilleville (huhu) tant il semble s’attarder à des projets qu’on aurait dû laisser reposer en paix dans les années 80, après un Blade Runner 2049...

le 22 sept. 2021

4 j'aime

We Are Still Here
Ji_Hem_
1

Se faire traiter de con par un film pendant 1h20

En deux phrases, nous avons à faire à l'un de ces condensé des (vraiment pires) clichés du cinéma d’horreur traités de manières à ce que le spectateur se doive de les prendre au sérieux parmi...

le 2 févr. 2020

4 j'aime