S’il y a une caractéristique importante, bien que souvent sous-estimée ou, du moins, mal comprise, dans le cinéma de Michael Cimino, c’est sa façon de traiter ses personnages. Même si ses films (en particulier ces trois monuments que sont Voyage au bout de l’enfer, La Porte du Paradis et L’Année du dragon) ont une forte dimension sociale et offrent une vision socio-historique importante, ce sont d’abord des portraits étonnants et, sous certains aspects, dérangeants.
Ils sont dérangeants car ils nous restent, généralement, hermétiques. Ces personnages sont constamment vus de l’extérieur, et nous n’avons pas d’explication pour leurs actions, pour leurs décisions, etc. Du coup, ils nous paraissent parfois contradictoires, inexplicables. En tout cas, tout est fait pour éviter l’empathie.
Stanley White n’échappe pas à cette remarque. Son personnage de “flic solitaire” n’écoutant que sa propre conception de la justice et s’affranchissant de toute règle, pourrait en faire un lieu commun dans ce cinéma policier des années 80 qui regorge de ces flics-justiciers. Mais White est bien plus complexe que cela.
Très vite, White semble se déterminer par rapport à une communauté chinoise qu’il fait mine de bien connaître. A certains de ses propos, on pourrait le croire pétri de racisme anti-chinois, mais quelques temps plus loin, au détour d’une discussion, il fait montre qu’il connaît la culture chinoise mieux que certains habitants sino-américains. Il connaît leur histoire, il vante ces immigrés qui ont participé à la construction de l’Amérique, souvent dans les conditions les plus affreuses. Cela permet à Cimino de continuer à dresser le portrait d’une Amérique multiethnique et multiculturelle. D’ailleurs, White lui-même provient d’une famille d’origine polonaise, et il a changé son véritable nom pour “l’américaniser”.
Comment White a-t-il acquis cette connaissance sur les coutumes et les traditions chinoises ? Pourquoi semble-t-il tellement accroché à l’idée de pourchasser les gangs ? Cela a-t-il un rapport avec le VietNam ? Cette connaissance lui permet, en tout cas, d’avoir une certaine lucidité : pour lui, c’est une guerre qui se prépare dans Chinatown. Et il est bien décidé à y mettre fin, même si, pour cela, il faut remuer la fange du quartier.
En cela, White se distingue bien des autres policiers qui, eux, pensent avant tout à leur tranquillité. En vertu d’un contrat tacite entre certains dirigeants de la communauté chinoise et la police, les autorités ferment les yeux sur les tripots clandestins et les autres trafics en tout genre et, en échange, les gangs étouffent la criminalité dans le quartier. Tout le monde est gagnant.
Mais White ne peut se satisfaire de cela. Pour lui, il s’agit de redorer le blason de la police.
“Si je baisse les bras, le système s’effondre”. Il ne cherche pas seulement à démanteler une triade. Pour lui, cette enquête a une dimension politique qui dépasse la simple guerre des gangs. Il souffre d’une sorte de “complexe du sauveur”, prêt à se sacrifier pour faire le sale boulot et sauver la police en tant qu’institution. La journaliste Tracy dira même de lui qu’il est constamment en croisade. En tout cas, il fait de cela une affaire d’autant plus personnelle que personne ne veut le suivre. Finalement, tout le monde s’accorde pour dire que le système fonctionne bien, puisqu’il permet de réguler la criminalité dans le quartier ; les chiffres de la police sont excellents, les habitants sont tranquilles… Pourquoi bouleverser tout cela ? White apparaît alors comme un extrémiste (même si, sous bien des aspects, les événements confirment ses conclusions personnelles).


Le film est construit sur plusieurs oppositions.
Il y a une opposition qui est interne à White lui-même. Le policier rigide, sévère, brutal, qui aime donner des coups de pieds dans les fourmilières, se transforme presque en petit gosse timide lorsqu’il est face à sa femme.
White est aussi montré entre deux femmes qui s’opposent. D’un côté, son épouse, femme au foyer américaine qui veut juste que son mari ne se brûle pas les ailes au travail. Elle représente ce personnage de “femme de flic” qui se rend compte que le boulot obnubile son mari et qui le voit s’éloigner progressivement.
De l’autre côté, il y a Tracy, la journaliste sino-américaine avec qui Stanley a une liaison. Cette opposition entre les deux femmes est concrétisée par leurs logements respectifs : la maison ordinaire et banale pour l’épouse, le superbe appartement luxueux pour la maîtresse. Et ces deux relations vont encore permettre à Cimino d’approfondir le personnage de Stanley White, qui se révèle aussi brutal dans ses relations personnelles qu’amoureuses.


L’autre opposition, bien entendu, c’est celle qui sépare le policier et le criminel.
L’Année du dragon peut se diviser en deux parties. Dans un premier temps, Cimino nous présente les deux personnages qui, dans la seconde moitié, s’affronteront ouvertement. Et si Cimino prend autant de temps à nous montrer ces deux antagonistes, c’est parce qu’ils se ressemblent en de nombreux points.
Comme White, Tai est un homme qui ne fait aucun compromis. Il n’hésite pas à employer la manière forte lorsque cela est nécessaire. Sûr de lui, il est cultivé, calculateur et jusqu’au-boutiste. Et surtout, comme White, Tai veut mettre fin à l’entente tacite qui existe entre les gangs et les autorités. Il veut passer à la vitesse supérieure en matière de trafic et, pour cela, il doit faire bouger les lignes.
C’est cet extrémisme qui va pousser les deux hommes à une confrontation qui, sous certains aspects, a une dimension suicidaire.


De même que l’on peut dire que Voyage au bout de l’enfer n’est pas un film de guerre et que La Porte du Paradis n’est pas un western, alors il est possible d’affirmer que L’Année du dragon n’est pas un film policier. Les éléments d’enquête policière ne sont montrés que s’ils permettent d’approfondir le personnage de Stanley White. Le quatrième long métrage de Michael Cimino est avant tout un portrait, complexe, contrasté, dur, le portrait d’un policier qui ne connaît pas la demi-mesure, d’un homme “usant” dont les provocations et l’agitation permanente servent à masquer les fêlures. Un flic interprété par un Mickey Rourke qui a ici l’occasion de montrer toute l’étendue de son talent, en un rôle bien plus subtil qu’il n’en a l’air. Un personnage qui dit de lui-même :
“j’aimerais devenir un mec sympa, mais je ne sais pas comment faire.”
Quant à Cimino, il nous montre, pour son premier film urbain, qu’il sait aussi bien filmer la ville que les paysages de plaines ou de montagnes. Il signe ici un très grand film, sombre, violent, complexe.


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le 21 févr. 2021

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