août 2011:

Ce qui m'a le plus frappé, ce sont les nombreuses scènes où je croyais voir un film d'Almodovar. Souvent en voyant des Fassbinder, je remarquais la filiation avec Douglas Sirk ou bien même avec Jean-Luc Godard, mais c'est la première fois qu'Almodovar entre dans l'arbre généalogique de façon aussi évidente.

La filiation est d'abord profonde, avec des personnages très denses, complexes, en apparence extraordinaires, mais en fait tout simplement aussi vrais et naturels que peut l'être le commun des mortels. Transsexuels, homosexuels, putes ou mafieux, tous sont des êtres humains.

Elle se manifeste également dans la richesse littéraire que le récit propose. Et sur ce point on ne saluera jamais assez la finesse, la maitrise de la narration chez Fassbinder -ce qui est peut-être encore plus net chez Almodovar- et que la mise en scène très courageuse rend encore prégnant. Que dire de cette recherche continue, dans les angles, dans le placement des personnages, quête de sens et de mise en perspective, de leurs sentiments et de leurs émotions? On retrouve à ce propos l'obsession ou la manie de Fassbinder à placer des miroirs ou des vitres transparents, flous entre ou face à ses comédiens. Ces diffractions, ces détournements de l'image se retrouvent également chez Almodovar dans une moindre mesure.

D'ailleurs la filiation formelle entre les deux cinéastes va beaucoup plus loin : j'ai à plusieurs reprises été frappé par l'étonnante impression d'être devant un film d'Almodovar. A titre d'illustration, je citerais cette scène dans l'abbaye, où la pute Zora (Ingrid Caven) accompagne Elvira (Volker Spengler) pour que celle-ci rencontre une bonne sœur (Lilo Pempeit) qui l'a élevé(e) quand elle était petit(e) garçon. Voilà, en une séquence : et la forme (avec les cadrages, les costumes, l'ambiance) et le fond (transexualité, exclusion, religion, acceptation de soi, des thèmes récurrents chez les deux auteurs) se conjuguent pour me permettre d'affirmer qu'Almodovar a vu et été influencé par ce film de Fassbinder. Ma main au feu. "La loi du désir", Tout sur ma mère" et "La fleur de mon secret" sont les films qui me paraissent avoir emprunté au cinéaste allemand. Au minimum ceux-là, merde!

Si je continue sur cette relation intime entre les deux auteurs, vous allez penser que je suis un illuminé, alors passons au film en lui même, son histoire, ses personnages au-delà de l'empreinte fassbinderienne, au-delà de son style et de ses thématiques.

Et l'on rencontre un personnage très touchant, torturé par une extrême sensibilité et surtout cette identité sexuelle bâtie par le bistouri et non la nature, par conséquent confrontée très tôt à sa place en tant qu'individu dans la société, celle qui est ordonnée par le genre. A ce transsexualisme difficilement accepté par les autres, même s'il/elle conserve l'amour de son ex-femme et de leur fille, s'ajoute la fragilité du personnage, les traumatismes de l'enfance, l'exclusion que le petit enfant a ressenti très jeune dans son enfance, l'abandon et le refus d'amour plusieurs fois subi et qui rendent les ruptures adultes si violentes. Fassbinder nous décrit un personnage écorché vif sur lequel on comprend très vite que les cicatrisations ne peuvent se faire complètement.

Tenez, en voilà une belle différence avec les mondes d'Almodovar ou de Sirk, ici le personnage ne trouve pas de solution heureuse, de deuxième chance, la force de se battre à nouveau. Certes, en tant que spectateur, que l'aboutissement soit heureux ou malheureux importe peu. Seuls les émotions suscitées, leur puissance, la beauté de la description et des enchainements sont essentielles et favorisent le plaisir cinéphile. Ici encore Fassbinder parvient à ses fins en créant un objet très personnel mais également qui réussit la gageure de mettre ses craintes et ses émotions particulières à la portée de l'universel, pour peu que le commun s'y ouvre.

Un très beau film. Peut-être un des plus violents qu'il m'ait été de voir jusqu'à maintenant de Fassbinder, du côté de l'amer.
Alligator
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le 19 avr. 2013

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