Léonce Perret, réalisateur français oublié de l'ère du muet (comme tous ses collègues de la même époque... ce qui est dommage, car c'est passé à côté de nombreux talents et pépites cinématographiques nationaux !), avec son bagage de plusieurs centaines de films ainsi qu'une expérience américaine, a porté sur grand écran le best-seller de Pierre Benoit (contant la passion qu'éprouve un précepteur français, Raoul Vignerte, envers la grande-duchesse de la cour prussienne pour laquelle il travaille, nommée Aurore, à l'approche de la Première Guerre mondiale, sur fond d'intrigues politiques et policières !), publié en 1918, en y mettant la gomme au point de vue des moyens.


C'est un festival de costumes de luxe, d'intérieurs de studio soigneusement conçus pour donner l'illusion de la véracité de lieux étouffant sous la thune, d'extérieurs bavarois ou parisiens, de séquences protocolaires ou non, avec de la figuration (même si, sur cet aspect, les rares fois lors desquelles l'ensemble sort de la noblesse, de son mode de vie, pour plus aller vers la population, ça manque d'ampleur !). On a même le droit à un défilé entier de mannequins dans une maison de couture pour gens ayant un compte en banque bien garni (par contre, les costumes font plus Années folles, pendant lesquelles le tournage a eu lieu, que Belle Époque, durant laquelle l'intrigue est censée se dérouler !). Ce qui a le mérite d'injecter, avec toutes les séquences nécessitant pas mal de figurants, une grande dimension au long-métrage. Il est juste dommage que dans les presque trois heures de ce dernier, la naissance des sentiments du protagoniste pour l'objet de sa flamme ne soit pas plus approfondie.


Si l'adaptation suit la plupart des grandes lignes du livre, tout aussi fourmillant de péripéties, il s'en éloigne pas mal sur plusieurs points. Bon, je ne vais pas vous faire tout un étalage des différences, étant donné que ce serait inintéressant. Je reviens uniquement sur trois points qui changent considérablement la portée du film.


Le premier, c'est que le récit est celui d'un narrateur omniscient, passant d'un personnage à un autre, alors que le Pierre Benoit était à la première personne, en très grande majorité à travers la perspective de Raoul, ne pouvant pas tout voir évidemment, seulement parfois deviner. Ce qui a pour conséquence que l'ordre chronologique des scènes est quasiment respecté et que celui qui était le protagoniste dans le bouquin n'apparaît ici que pratiquement au bout d'une heure de film, n'ayant pas un rôle plus important que les autres personnages principaux. Ce qui a pour résultat que le tout est moins nimbé de mystères, d'ambiguïté, mais gagne en chair puisque certains caractères secondaires, comme Aurore ou le frère cadet du grand-duc (provoquant plus d'attachement pour la première, plus de répulsion pour le deuxième !), sont plus révélés, dans leurs actes, aux spectateurs.


Le second, qui est lié en partie au premier, c'est qu'Aurore n'est plus la créature distante, inaccessible de l'œuvre d'origine, avec une beauté de ouf à provoquer des problèmes oculaires à la Tex Avery et un charisme stratosphérique. Ici, on a affaire à un être d'un abord nettement plus normal, sans la moindre aura extraordinaire, loin de rester insensible, sur le plan amoureux, aux sentiments de son soupirant (le Pierre Benoit donne l'impression d'un amour unilatéral !). Et je pense que c'est un changement pertinent. A moins d'avoir une mégastar ultra-sexy et d'une présence incroyable (et encore, la subjectivité de chacun fait qu'inévitablement tout le monde ne serait pas satisfait !), difficile de pouvoir retrouver le magnétisme d'une telle incarnation littéraire. L'image laisse moins la place à l'imagination que des mots encrés sur du papier. Mais il ne faut pas croire que l'Aurore du film soit une version fadasse de l'autre par sa personnalité. Si elle paraît moins impétueuse, moins majestueuse, l'air de rien, par sa volonté, par sa débrouillardise, par ses agissements, elle est plus indépendante et plus forte. Ce qui m'amène au troisième point... attention, spoilers droit devant...


Dans le livre, le sort final de Raoul et d'Aurore est tragique, laissant sur une note profondément triste et sombre. Alors que dans le film, il y a deux fins, une malheureuse (Raoul meurt durant la guerre !) et une heureuse (Raoul survit !). Mais même la conclusion malheureuse n'est pas aussi noire que celle initiale, car (comme dans celle qui est heureuse !) Aurore arrive à s'en sortir vivante, ayant su surpasser son pire ennemi, à savoir son beau-frère, en se montrant plus rusée que lui. À noter un ton résolument pacifiste à une période lors de laquelle une part non négligeable de la société française ne supportait plus l'idée de sacrifier et de détruire.


J'ajoute juste que Léonce Perret sait placer ses acteurs et actrices (pas des bulldozers de charisme, mais solides malgré tout !) dans les extérieurs bavarois, par le biais de plans en révélant la beauté (faisant un usage habile de la lumière dans cet objectif !), dégageant une atmosphère romantique (dans le sens du courant artistique, façon Caspar David Friedrich !), pour mieux faire ressortir ce qui anime l'esprit des personnages. J'ai bien aimé aussi ce travelling arrière, lorsque Raoul fait une découverte grave, en intérieur, l'isolant encore plus dans la grandeur du décor, symbolisant combien le héros se sent petit en comparaison de la portée des événements auxquels il s'est mêlé.


Ouais, bon, Koenigsmark, 1923, de Léonce Perret, est une preuve que le cinéma français était (est ?) capable d'assurer dans les superproductions.

Plume231
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le 4 mai 2023

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Plume231

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