Pas besoin de contextes. Pas besoin de mots. Pas besoin de scènes. Knight of Cups est un voyage qui confine au sublime par bien des moments, malgré tout le côté vain et désespérant qu'on peut lui reprocher si l'on ne se prête pas à l'expérience qu'il propose. C'est, je pense, le meilleur de son auteur pour ces dernières années. Il a réussit à trouvé l'équilibre parfait entre sa fascination pour les entrecroisements temporels et sensoriels et une technique toujours plus épurée.


On commence par un tremblement de terre, les genoux qui flanchent et s'écroulent sur eux-même, et ce "héros" distendus à travers 6 femmes, six cartes, six auréoles de vies, le frère qui rompt l'équilibre par sa disparition (complètement suggérée) et détruit la balance familiale, et finalement, le psychisme. Naïvement j'ai conçu ce dernier Terrence Malick comme une énième relecture de ses deux derniers films au vu de toute la publicité qu'on a pu lui faire : l'éternelle histoire d'une crise de la quarantaine, l’homme tiraillée par 2 femmes, la religion qui empêtre un peu trop le discours... Il y a bien tout cela, mais Malick donne de nouvelles perspectives, et s'il y a des thèmes communs et la même pulsion de les filmer - sans cesse en mouvement - l'enjeu majeure de cette non-histoire est bien différente. Car les deux femmes de l'affiche en cachent 4 autres, toutes aussi importantes. En fait, ce qui est grandiose, c'est de concevoir ce voyage non pas comme quelque chose d'initiatique mais de rétro-traumatique. Il épouse à travers son personnage principal - Christian Bale, est-il vraiment là ? - 6 figures de femmes et dans la même mouvance, 6 mondes à explorer. Autant de portraits qui n'en sont pas, autant de têtes d'affiches que d'inconnues, autant de visages à appréhender, de voix à savourer, de regards à perdre et de pas perdus à dissoudre dans le temps. Car les femmes et les hommes marchent, ils passent partout sous des ponts, dans les tunnel et sur les esplanades gigantesques d'un monde possédé par l'absence. Ils vagabondent dans un univers qui est la vision idéalisée et donc réelle d'un esprit solitaire qui les regroupe tous. C'est là tout le paradoxe temporelle et individualiste de Malick : il parle des microcosmes comme des macrocosmes et filme les pattes de chiens qui barbotent dans l'eau (j'avais l'impression de revoir Les dents de la mers) aussi bien qu'un concert lors d'un festival aux U.S... Il arrive à filmer tout le monde avec une beauté et une assurance qui l'éloigne de toute misandrie et de toute complaisance, il arrive à filmer les sans-abris comme les défigurés, il fait de tout un monde une poussière et vice-versa.


La surprise s'ajoute à l'addition de ce film lorsque l'on se rend compte de la variété intrinsèque de l'origine de ses images. Le début notamment est parcouru de fragments d'archives, de vraies-fausses images d'enfance façon super8, des extraits de vidéo art contemporain tendance underground. Il y a cette peur qui prend, il y a ce doute qui tient lorsque tant d'images différentes nous viennent si vite aux yeux, parce que si c'est un naufrage de vie qui s'annonce et l'on nous sert une kyrielle sans fin de moments, où en serait la cohérence ? Pourtant elle est là, l'équilibre du film tient aussi du fait qu'il se prolonge dans sa logique temporelle et cette logique s'y prolonge. De ce fait, chaque nouvelle déambulation devient une nouvelle part à aimer, à se rappeler ou non, à vivre tout simplement, le spectateur, vraiment placé au cœur du film, est au croisement de toutes ces histoires et peut les vivre indépendamment comme il peut les réunir sous la bienveillante absence de Bale. L'on peut prendre cette expérience de steadycam comme un périple sans fin, ou comme la finitude même de l'être (le désert dont je reparle plus tard).


Bon, mais c'est joli tout ça, elle est où l'histoire ? Pas besoin. Ils sont où les dialogues ? C'est un film sans dialogues. Enfin, disons plutôt quel les rares moments vraiment parlés sont souvent déphasés et que la distance entre ce qu'on nous dit et ce qu'on voit n'en devient que plus forte. Mais alors à quoi ça sert de faire venir de tels comédiens si c'est pour les faire tous marcher dans le vide ? Bah justement, le paradoxe Malick reprend le dessus, il arrive à créer le vide avec des monuments, que ça soit des acteurs ou des monolithes. Il se fait visionnaire, un peu comme le dernier Api où l'on pouvait voir un palais opulent se dessiner sous nos yeux par une simple ballade dans un jardin, il entrave toute possibilité de discours, il échappe à la scène, il livre. Sans relâche. Cette disposition était pour le moins très répétitive et franchement un peu décevante dans son précédent film. Ici, les visions sont égalées par des scènes où le présent réaffirme d'un coup ses droits, arrive à retrouver de la saveur, où il se produit d'un coup une condensation (le braquage un peu ridicule, le regard livide de Portman dans son lit...) la longueur de certains plans nous replonge presque dans un présent qui est pourtant complètement spectral. Ce sentiment est très beau, et rare ! Combien de films peuvent nous faire refaire surface à travers tant de temporalités différentes ?


Après, il y a des choses qui sont super parce qu'inédites dans son cinéma - la combinaison de musiques électro assez récentes - Biosphere, Townshend - en plus des classiques (Grieg), une mythologie non plus basée entièrement sur le christianisme (un passage étrange et drôle où se cachent les seuls plans fixes de TOUT le film) mais sur le Tarot notamment. Dans la continuité de ses dernières œuvres post Tree of Life, c'est aussi un film sans script, avec une liberté folle qui se ressent dès les premières images, c'est une route vers l'inconnue, improvisée dans sa plus grande partie, il y a un plaisir fou à le voir au cinéma, parce les lumières, parce que les angles, parce que la caméra qui chavire, parce que parce que...


Bref c'est tout ça et plus sans doute, Knight of cups est une belle surprise, très grande, et je rajouterai deux raisons, encore plus subjectives :
La première raison qui me fait adorer le film, c'est Cate Blanchett qui est sublime, et qui ne joue pas, qui n'est pas "là", elle parle simplement, à notre oreille, elle fait une apparition mais c'est tout le film qu'elle fait succomber. Encore un paradoxe finalement, c'est son absence qui se fait si présente dans le film.
La deuxième chose, plus énigmatique et cruelle, c'est l'idée même du film, ou du moins sa possible interprétation, parce que c'est au bout de 2h et quelques que l'on peut se dire que Bale, dans son désert est comme attrapé par sa vie. Les Hommes que l'on a vu divaguer dans tous ces plans, dans toutes ces villes bien vides, s'évanouissent dans le désert et ne sont pas plus tangibles que des fantômes puisque Bale est lui aussi fantôme, il parcours son engendreur céleste de sable, sa Patagonie morte étincelante, où s'ébruitent les bourrasques. Il résulte de ce long trip fantomatique la sensation terrible d'être étranger, infini dans l'infini, ridicule dans le grand méat de sable, il y a toute la conscience de la durée courte de la vie, de cette condensation encore une fois qui se fait, parce que le temps rattrape tout et nous chasse d'un horizon pour un autre, sans fin. Cela rend malade, parce que le désert où l'on se termine sans fin accueille toutes les pires et meilleures hallucinations de nos vies. Comment vivre sereinement après un Malick ? Comment penser le cinéma sereinement ? Ce n'est pas un film si joli et pur que ça, non vraiment pas...

Narval
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le 8 mai 2016

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