Après avoir fuit le joug de l’Égypte et traversé la mer Rouge qui lui ouvrit ses eaux, le reste du peuple hébreu, plongé dans la confusion et l'ombre du mont Sinaï, attend le retour de son guide Moïse, parti à son sommet recevoir les Dix Commandements. Pressé par sa détresse et son désespoir de ne voir revenir son sauveur, Aaron, son frère, entreprit de fondre tout son or et de le lui restituer sous forme d'un veau d'or qu'il puisse vénérer et adorer comme un dieu véritable. Lorsque les bras chargés des Tables de la Loi, le messager de l'Unique redescendit parmi les siens après 40 jours d'un exil historique, c'est dans la décadence et la trahison du Troisième Commandement qu'il les découvrit, mêlés au stupre et à l'adoration d'une idole païenne. Coulèrent à grands flots et se mêlèrent à la terre argileuse des lieux, le sang des hérétiques et les gravas des Tables brisées, dans ce qui clôturera l'épisode du Veau d'Or, dernière muraille à abattre de L'Exode.


Il faut maintenant imaginer une autre fin à cette histoire. "Il était une fois un jeune prince que son père, le souverain du royaume d’Orient, avait envoyé en Égypte afin qu’il y trouve une perle. Lorsque le prince arriva, le peuple lui offrit une coupe pour étancher sa soif. En buvant, le prince oublia qu’il était fils de roi, il oublia sa quête et il sombra dans un profond sommeil…" Ce prince parti en Égypte est le prince d’Égypte. Celui découvert sur les rives du Nil dans une corbeille en osier, Moïse. Ce père souverain du royaume d'Orient est le souverain des cieux. Celui qui nous fit à son image, Dieu. Cette mission confiée au fils en terre d’Égypte, le salut du peuple hébreu condamné à l'esclavage et à la mort, l'Exode. Que ce serait-il passé si Moïse, ayant bu dans la coupe, avait étanché la soif de son nihilisme, de son égoïsme et de sa paresse? Que serait-il advenu de Dieu si, celui qui devait devenir le premier Prophète, celui qui devait préfigurer la venue de Jésus-Christ, celui qui devait ouvrir la voie à Mahomet, s'était contenté d'être un homme, avec toutes ses perfections et ses imperfections? Aurait-il accompli sa tâche dans un élan d'intégrité et de solidarité ou bien, bercé dans les bras de la volupté, aurait-il succombé au profond réconfort du sommeil éternel, peut-être du haut de la tour d'Appel, peut-être de la couche de son palais, avant de se réveiller un jour, trop tard, pour contempler l'étendue de son échec?


C'est aujourd'hui, au terme d'un repos de plusieurs millénaires, que Terrence Malick situe le réveil du jeune prince, non pas dans le Sinaï où sa destinée devait le mener, ou dans les luxueux appartements d'un pharaon dont on expose désormais la dépouille momifiée, non plus que dans les tenues blanchies à la chaux et serties de fil d'or d'un diplomate oriental, mais dans le costume léger et bien coupé d'un scénariste de Hollywood et le bord d'une autoroute perdu dans le paysage. Tu t'es bel et bien endormi Ô prince d’Égypte, dans ta faiblesse qui est la notre. Précisément, c'est sur le bord du chemin, à côté de la trace infinie de ton destin, là où tu te tiens à présent, à flanc de montagne avec le désert à perte de vue, que tes yeux clos se sont illuminés. Du sommet du Sinaï tu n'es jamais revenu, seigneur. Si bien qu'à la surface du monde que tu as laissée, l'homme s'est pris d'amour pour une bête (l'idole bovine que ton frère érigea autrefois) et s'est retranchée dans la décadence et la luxure d'une nouvelle Babylone noyée dans l'ivresse et le vice.


A quoi vague alors ton âme, Ô existence prisonnière du temps, après tant d'années d'errance? Sur quelle branche de la Vertu se tient-elle, à quel nœud de la Vie se lie-t-elle, cette altesse, dans le précipice dont tu remontes aujourd'hui la chute ? Elle navigue dans les remous écumeux et les creux sans fond d'un océan tempétueux d'incompréhension, puis s'en va, à la fin du voyage, vers les horizons plus cléments des eaux calmes et sereines de la contemplation et de la rédemption. A l'incompréhension, prince, tu es d'abord livré. Car si Dieu n'a pas quitté le domaine des hommes, qui l'a pourtant abandonné dans la félonie et la rupture de l'Alliance, lui seul sait ce qui se terre dans l'esprit dévoyé de son image, dans le cœur piétiné de son lignage. Lui seul voit ce que cache sa course effrénée à l'éternité dans l'instantanéité d'une photographie ou la longévité dans une jeunesse irrémédiablement condamnée à s'évanouir. Lui seul devine ce qui se trame dans les hautes tours vitrées qu'il s'est bâti pour le rejoindre et qui lui renvoient inlassablement dans son reflet, la vacuité de son destin. La quête des sommets n'offre au regard de ceux qui s'y jettent, que l'étendue de l'abîme qui les sépare de la mort. Si mourir est bien le contraire de naître, qu'en est-il de celui de vivre ?


Puis vient le temps de la contemplation, et de l'admiration de cette Nature si puissante, dominatrice, souveraine et pourtant si neutre : ce ne sont pas les secousses de son écorce qui jettent à bas ses occupants, mais bien les délicates et éphémères structures branlantes qui la parsèment en leur retombant dessus. Ce qui serait passé pour un simple spectacle de sa grandeur sur la Terre d'Abel, un témoignage de vie de ses entrailles, se voit ici affublé d'une volonté malveillante et vengeresse qui n'existe en réalité que dans le cœur fratricide de Caïn. Il ne peut en être autrement. Tu retrouveras la terre silencieuse et bénie de tes aïeuls, prince d’Égypte, mais il te faudra quitter le bois malfamé de la ville et gagner, par les hautes plaines endormies, le sanctuaire de celui qui t'envoya, baigné dans la lumière sélène. Et peut-être alors, pourras-tu les entendre te parler et te maudire, Ô doux rêveur, de les avoir tenus en si piètre estime. Car c'est en son sein, dans le berceau qu'Il nous fit, dans les contreforts désertiques des montagnes, les lits salés des mers taries depuis des temps immémoriaux et les grèves embrumées des océans dansants avec l'astre de Nuit, que résonnent le mieux ses illustres paroles et se conservent le plus longtemps l'empreinte de ses pas.


Enfin, l'heure de la rédemption. La lueur d'un pardon, avant de succomber aux ténèbres, à l'oubli, à l'anéantissement, à la mort, au vrai long sommeil. Celui qui nous prend quand se vide la coupe de la vie et ne nous rend plus jamais aux mains des vivants. Celui qui, dit-on, nous attend tous au bout du chemin. Celui qui t'attend, prince d’Égypte, au bout de ce corridor dont l'issue t'es encore inconnue, gardée par le maître des lieux, sombre, ténébreux, à qui tu ressembles de plus en plus. Dans ton ignorance, tu l'as d'ailleurs senti qui t'épiait, et s'approchait de toi lentement, rampant sur le sol ombragé de ta croix, au fur et à mesure que tu avançais. Mais tu n'as pas vu son visage, ni quelle fin il te réservait. Tu le sauras bientôt. Il te suffisait pourtant de lever les yeux et de lire sur les murs les inscriptions qui y étaient gravées. Tout y est écrit. Ce réveil était ta promesse. Cette vie, ta récompense pour ne pas l'avoir tenue. Ta malédiction qui emporte avec toi, âme et destin. Il te fallait alors les regagner. Dans l'adversité de la fraternité, le combat de l'hérédité, la rage de l'amour et le tumulte des reproches adressés dans la vent du désert par ceux que tu as trahi et dont tu t’enivrais de la plainte. Tu y est presque. Tu arrives au terme du voyage, Moïse, au bout de ce corridor, au fond de ses yeux que le gardien maintient toujours clos. Il n'est pas humain. Tu n'es plus humain non plus, prince d’Égypte car tu n'es plus. Tu erres sans but depuis les temps anciens à la recherche de la nuit. Au sortir du jour. Tu n'es plus, Âme châtiée, et tu ne t'es jamais réveillée. Tu as bu la coupe mais tu ne t'es jamais endormi. Car on ne s'endort pas sur le bord du chemin, au milieu de sa quête, à l'appel du destin. Tu es mort ce jour-là, il y a mille ans, cinq mille ans, dix mille ans, mon prince, et tu te perds depuis lors dans les couloirs de ta gigantesque pyramide, dans le corridor au bout duquel tu arrives enfin. Le gardien qui te barrait jusqu'ici la voie t'offre désormais le salut, et dans son regard qui te toise, le reflet de la créature difforme que tu es devenue. Alors sache-le, prince d’Égypte, fils de Dieu, maintenant que ton calvaire touche à sa fin, que personne dans ce monde n'échappe à son destin et que le sort toujours prend sa revanche. L'Exode que tu as négligé dans la vie s'est obligé à ton âme prisonnière dans l'entre-deux, ni dans le jour, ni dans la nuit, ni dans la mort, ni dans la vie, mais au cœur du Purgatoire où tu t'es tenu jusqu'alors.


Dans sa pérégrination, enfin libérée de son poids, elle suit son ascension, mon prince, cette perle qui nous habite, cette perle qu'il te fallait chercher et que tu n'avais pas su trouver, cette perle qui ne nous quitte pourtant jamais. Elle s'élève dans l'air renfermé de son grandiose tombeau et se retourne une dernière fois sur son enveloppe terrestre et voit, allongé dans la Suivante et la tranquillité de sa chambre funéraire, le corps d'une créature immobile, le Livre des Morts serré dans une main, les Tables de la Loi dans l'autre, bras croisés sur la poitrine. Et une lueur, un reflet, dans ses globes noirs grand ouverts, lui renvoyant à sa damnation passée. Une engeance sur Terre, un Dieu dans les cieux. Car elle scrute ce corps, ton corps, son corps, mon corps, Prince, contemple soucieuse les contours de ses formes anormales, extra-ordinaires, presque imperceptibles dans l'obscurité de la pyramide, et comprend qu'il n'est plus humain, que c'est celui du gardien. Elle comprend qu'il n'y avait pas de gardien, qu'il n'y avait pas de prisonnier, qu'il n'y avait que toi, qu'il n'y avait qu'elle, qu'il n'y avait que lui dans le silence du mausolée. Lui le fléau de sa fuite, le bourreau de sa destinée, le geôlier de son âme. Et elle se revoit errer seule, marchant dans cet étroit corridor où les années ont passé, où sa chaire s'est consumée, où son humanité s'en est allée : moitié Homme, moitié Animal, moitié humaine, moitié louve. Adieu Anubis.

blig
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le 27 nov. 2015

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