Rick a visiblement tous les signes de la réussite dans notre occident matérialiste. Scénariste pour Hollywood, beau gosse, sans doute dans une certaine aisance financière, cumulant les belles conquêtes féminines d’un soir ou de quelques semaines, roulant dans une superbe voiture et passant ses soirées dans des sauteries où il croise des célébrités…
Une vie apparemment bien remplie et qui satisferait beaucoup de monde.
Le paradoxe, c’est que cette impression de plénitude lui laisse un profond sentiment de vide. Une image, typiquement malickienne, nous le montre en plein paysage désertique, ne sachant où aller, comme perdu (ce sera d’ailleurs parmi les rares images non-urbaines du film, ce qui en renforce le caractère métaphorique, j’y reviendrai plus tard). On comprendra vite qu’en fait, ce qu’il manque à Rick, c’est de savoir qui il est :
“Toutes ces années à vivre la vie de quelqu’un que je ne connaissais même pas.”
C’est là qu’intervient le conte…


Par son organisation, et même par son titre déjà, Knight of cups renvoie directement au monde des contes. Or, c’est justement un conte qui nous est proposé au début du film, comme un guide. Un chevalier a pour mission de retrouver une perle, mais on lui fait boire une coupe et il perd la mémoire au point d’oublier même qui il est et quelle est sa mission.
Une autre référence, présentée dès le début, peut offrir une grille de lecture supplémentaire et complémentaire : Le Voyage du pèlerin (The Pilgrim’s progress : ce sont même les premiers mots prononcés dans le film). Roman du XVIIème siècle, le Voyage du Pèlerin se présente comme une oeuvre métaphorique montrant le parcours que doit suivre un chrétien sur cette Terre. Le roman se constitue d’un voyage où, par une série d’épreuves, le protagoniste passe de “La Cité de la destruction” à “La Cité Céleste”.
D’emblée, on voit ici l’importance du décor urbain. De tous les films que Malick a réalisés jusque là, Knight of cups est le plus urbain, de très loin. Il se déroule presque exclusivement en ville; Et s’il multiplie les décors urbains, dans tous les cas, cette ville est présentée comme un lieu froid, inhumain, un lieu qui coupe de la nature.
Qui nous coupe de notre nature ? Car si c’est souvent dans la nature, dans sa confrontation à la nature, que l’homme parvient à se trouver lui-même, à faire sortir le meilleur de lui-même, alors le décor urbain présent dans le film se pose comme l’antithèse de cette nature (effet encore renforcé par l’extrême modernité des décors : la ville est ancrée dans son temps, là où la nature est immuable, éternelle). Los Angeles (ville des anges, cela a pourtant son importance) est un lieu de perdition, au sens propre du terme : un lieu où Rick s’est perdu.
Subtilement, dans sa réalisation, Malick multiplie les images qui parlent de rupture, de coupure, d’inhumanité… Nous suivons une route qui ne cesse de passer sous des ponts ou dans des tunnels, nous coupant ainsi de ce ciel et de ce soleil qui semblent tellement essentiel aux personnages de Malick. Une jeune femme marche dans le ciel, mais c’est un ciel en carton, une illusion, un trompe-l’oeil. La fête qui ouvre le film se déroule dans un lieu froid et inhumain et est peuplé de figures inhumaines elles aussi, soit des êtres mi-hommes mi-animaux, soit d’humains à deux faces…
De plus, Malick multiplie aussi les plans nocturnes, ce qui, si je ne me trompe pas, est plutôt rare dans sa filmographie ; mais la nuit, avec son absence de lumière naturelle, son absence de soleil vers lequel tendre, illustre bien le désarroi du protagoniste.


C’est là, dans cette ville “de destruction”, que Rick se rend compte qu’il est composé “des fragments, de morceaux d’un homme”. Un homme qui n’est pas complet, un être auquel il manque quelque chose d’essentiel.
Il fallait ce constat pour que commence le voyage de notre pèlerin, à la recherche de sa plénitude Ce voyage sera, lui aussi, très métaphorique et organisé comme un récit merveilleux, en suivant les arcanes d’un tarot divinatoire : La Lune, Le Pendu, L’Hermite… En tout huit parties, se terminant avec La Liberté (et une image d’avion s’envolant, là aussi tout un symbole).
Dans Le Voyage du Pèlerin, les différentes étapes doivent permettre au protagoniste de se dépouiller de ses fardeaux. Là encore, nous avons une progression qui s’affiche à travers le film, dont chaque “chapitre” permet de mettre en lumière un aspect de la vie de Rick, son attachement aux femmes et aux plaisirs matériels, les difficiles relations familiales (surtout avec un père incarné par l’immense Brian Dennehy), les multiples absences (absence d’un frère mort, absence d’un père, absence d’un enfant, absence d’un amour durable qui apporte un ancrage).
Absence de communication aussi (ce qui peut être vu comme un thème, voire un procédé récurrent chez Malick), ce qui se transforme par une absence de dialogues dans le film. Parfois les dialogues sont présents, on les voit, mais ils sont inaudibles, mais le plus souvent les personnages soliloquent, enfermés dans leurs pensées. De fait, la cité moderne semble séparer les gens plus qu’elle ne les rapproche, puisqu’ils ne forment pas une société mais une juxtaposition d’individualités. La famille, comme société, ne fait visiblement pas exception : Rick pense meubler son vide existentiel en renouant avec son frère, qu’il a plus ou moins abandonné et qui semble avoir mené une vie de clochard là où Rick se vautrait dans le luxe. Mais renouer avec le frère se fait que raviver les douleurs passées, le deuil, les conflits incessants avec le père.


“L’âme perdit ses ailes et tomba à terre, où il prit la forme humaine.”
Petit à petit se dessine, en filigrane, un portrait des humains comme des créatures célestes échouées sur Terre. De fait, les anges sont partout, dans les déguisements, les décors, etc. Même Las Vegas, lieu de perdition par excellence, est peuplée d’anges. Mais des anges déchus, des parodies d’anges, des images éloignées.
“L’âme veut à nouveau s’envoler mais reste trop faible pour ce faire. L’homme regarde vers le ciel comme un oisillon. Il a perdu tout intérêt pour le terrestre.”
C’est cela que filme Malick ici. Des anges qui cherchent à s’envoler, à revenir vers les hauteurs célestes. Et comment faire ? Par la beauté (je ne suis pas un spécialiste de philosophie, mais ça me paraît très platonicien comme raisonnement, le Beau e(s)t le Bien).
Mais cette beauté que Rick cherche dans les choses terrestres (qui sont donc de pâles reflets des choses célestes) est insuffisante à satisfaire les appétits spirituels. Du coup, chaque chapitre est construit en partant d’un sentiment d’euphorie pour progressivement tomber, chuter vers la mélancolie et un certain désespoir.
Ce désespoir, en soi, n’est pas forcément néfaste, bien au contraire. C’est le signe de l’insatisfaction qui mène à remettre en cause son existence. C’est le point de départ de la recherche. Quelqu’un qui est satisfait de sa vie ne cherche pas ailleurs. D’où ces propos du prêtre (incarné par le trop rare Armin Mueller-Stahl) :
“Si tu es malheureux, ce n’est pas le signe d’une disgrâce de Dieu, bien au contraire. C’est le signe qu’Il t’aime. Par la souffrance, il te lie à bien plus grand, il t’élève de la terre pour découvrir ce qu’il y a derrière.”
Mais la terre continue à nous appeler, à nous tenir par notre matérialisme. Rick se définit comme “amoureux du monde”, amoureux des choses de ce monde. C’est cet amour qu’il faudra questionner pour le tourner vers des objets plus spirituels.


Ce Knight of cups peut paraître comme un film trop démonstratif, insistant trop sur ce qu’il veut nous faire voir ou comprendre. On a, certes, connu Malick plus subtil, préférant faire ressentir les choses. Les émotions sont d’ailleurs étouffées ici, noyées dans le découpage trop rapide qui laisse peu de place à la méditation contemplative. Mais tout cela est sans aucun doute réfléchi et désiré par le cinéaste : nous sommes dans la même situation que Rick, au coeur d’un tourbillon d’images, de sons, de sentiments, qui semble ne mener nulle part. De plus, le choix de faire un conte métaphorique impose certains choix narratifs différents des films précédents.
Quoi qu'il en soit, c'est encore là un film complexe, multipliant les références, un film qu'il faut sans doute voir et revoir de multiples fois pour en démêler les influences et relever les citations. Chaque film de Malick est une bibliothèque.

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le 8 août 2020

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SanFelice

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