En début d'année, en introduction pourrait-on dire, sortait Introduction de Hong Sang-soo : le film, qui était déjà en février le plus beau de l'année, annonçait parfaitement la suite de 2022, du moins cinématographiquement. Une année de reprise, ce retour à l'extérieur, à l'horizon élargi de la mer, sur lequel s'achevait le film comme en rappelant qu'il n'était qu'un commencement. Mais une année d'ellipses également, car, tout comme la caméra s'amusait à quadriller de son zoom les plans, tout comme le montage se plaisait à creuser les écarts, elle fut comblée de béances entrecoupées de réussites, de moments volés, de faux départs. Des mois plus tard, l'année s'achève, et encore sous l'égérie de Hong Sang-soo : d'une part par sa rétrospective intégrale qui se déroule à la Cinémathèque française cet hiver, surtout d'autre part par la sortie de Juste sous vos yeux il y a quelques semaines.


Le rapport entre Introduction et Juste sous vos yeux n'est pas artificiel, et les deux films sont davantage que deux œuvres rapprochées dans la même filmographie, mais bien un véritable diptyque, bien que ce dernier ne se prénomme pas « Conclusion », ni d'ailleurs que le premier ne soit véritablement une introduction. Justement, au contraire, le lien établit entre les deux établit un véritable affranchissement temporel : Introduction est le récit d'une introduction qui n'en est pas une et ne peut se révéler dans la difficile entrée dans l'âge adulte, tandis que Juste sous vos yeux marque spécifiquement le refus de finir. D'un côté, se faire acteur, de l'autre, abandonner toute action. Le lien dans le diptyque est alors d'abord narratif, comme un récit qui se construit par hasard : à peine ressent-on cette difficulté de l'introduction, cette douleur du commencement, qu'il est déjà temps d'en finir.

Dans ce véritable Hong Sang-soo « Cinematic Universe », la coïncidence est reine, les personnages s'entrecroisent, le hasard joue de ses tours. Surtout, les acteurs endossent moins des rôles que les personnages des actions. Ici, au détour d'un carrefour et d'une courte séquence, on recroise donc le regard du protagoniste d'Introduction, interprété par Shin Seokho. Le film se construit sur cette coïncidence, le quotidien en ressort selon elle également, dans son infime beauté, et encore une fois par l'ellipse, qui ne se construit plus uniquement entre les plans, mais également entre les projections, la vie se creusant entre elles comme une vaine parenthèse.


Mais surtout une telle rencontre n'est pas anecdotique, contrairement à celles du MCU, ni fan-service de cinéma d'auteur, mais bien un lien ancré dans l’œuvre, thématiquement, et un lien d'autant plus fort qu'il réunit les opposés comme nous l'avons vu : la vie, elle-même, totalité, est capturée dans sa fragmentation. Il y a quelque chose de véritablement magnifique dans cette manière de concevoir l'ellipse, qui n'est plus uniquement distanciation ou creusement d'un sillon tragique dans le film, autrement dit qui n'est plus béance, mais véritablement pont.

C'est ainsi en creusant les écarts que Hong Sang-soo les rapproche, non pas pour montrer les changements qui s'y instaurent au sein d'une vie, mais plutôt la constance qui y demeure. D'Introduction à Juste sous vos yeux, il y a la même anxiété qui habite les corps, les mêmes instants de libérations momentanées, les mêmes moments doux-amers de discussions. Car le dialogue, autre constance de HSS, est également par définition pont de soi à l'autre, ou plus généralement d'un soi à un autre, comme donc lors de la rencontre entre Introduction et Juste sous vos yeux : ce ne sont pas que les personnages qui se rencontrent, mais les films, comme différentes facettes de l’œuvre incessante mais en changement perpétuel du cinéaste.


Devant cette place prise par le dialogue, qui dévore de plus en plus les films de Hong Sang-soo, comme un ver à l'intérieur du scénario, les situations initiales pouvant se déployer sans souci temporel, certains verront une théâtralisation de son cinéma. Il n'en est rien, bien au contraire, c'est mal connaître HSS que d'attribuer à ses dialogues une forme théâtrale. On se risquera à le dire, personne ne filme davantage le dialogue comme une action dans le cinéma sud-coréen que lui. Et le constat est valable ici : la mise en scène n'y a jamais été aussi belle, surtout ne s'est jamais autant imposée comme une force constante, entre les films, entre les plans. Le dialogue en devient transformé. Il n'est plus jeu dual, interrogatoire en champ ou discours en contre-champ, mais véritable communication à l'intérieure de la mise en scène, à l'intérieure des plans, entre les hommes. Communication en tant que transmission du son tel que la filme HSS d'abord bien sûr, tel que le théorisa également Gilles Deleuze dans son apport d'une nouvelle dimension à l'image : les acteurs étant souvent séparés par une table, et le plan ainsi coupé en deux, le dialogue est une communication sonore littérale dans l'image.

Puis communication de la mise en scène en plan-séquence en tant que réunion justement, au-delà d'un passage sonore fluctuant, des deux parties de l'image. Car, si on attribue souvent au plan-séquence une fonction naturaliste dans son retrait, ce n'est pas comme cela que le conçoit Hong Sang-soo, pour qui le plan-séquence est justement le modèle idéal de relation entre le metteur en scène et la réalité filmée. Par le plan-séquence, le cinéaste se confronte au temps comme épanchement immuable et inchangé, tout en filtrant en lui et en l'espace par le zoom. Ce dernier, dont on peut facilement dire que HSS en est le maître incontestable, coupe véritablement dans le plan, en en captant le flux mobile. Il tire ainsi des images différentes parties, différents cadres, qu'il écarte en lui-même, et rapproche de ses modifications perpétuels et apparentes. Par le zoom, la mise en scène de HSS lie donc les plans à l'intérieur des plans, les plans, et les films en eux-mêmes, car tous sont elliptiques, au risque de paraître répétitifs dans cet étirement constant de chewing-gum filmique.


Par conséquent, ce n'est pas le dialogue qui fait office de pont, mais le dialogue tel que filmé par Hong Sang-soo. Si ce dernier est certainement de fait l'un des grands cinéastes de notre XXIe siècle (sont-ils réellement si nombreux ceux qui filment de nos jours le dialogue comme une action, et non pas ni comme une information ni comme une fonction secondaire du plan ?), on en constatera également la place importante qu'a le cinéma en tant que tel dans sa filmographie, en tant qu’œuvre qui refuse de se soumettre à ce qui est filmé mais qui réclame constamment le droit de filmer. D'Introduction à Juste sous vos yeux, c'est bien le rapport au cinéma que l'on interroge, dans toutes les dimensions du plan, et qu'on contemple, dans son changement. En effet, dans l'un, un acteur cherche à démarrer dans l'industrie, tandis que dans l'autre une actrice s'y refuse, confrontée à sa mort imminente et donc à sa désincarnation, même déjà avant sa mort, alors qu'elle ne semble être qu'une enveloppe vidée, semblable à ses représentations dans les films.

Entre les deux, se dessine, juste sous nos yeux, comme nous l'impose le second, un même constat indéniable : celui d'une grande, indéniable, et impénétrable beauté propre à sa nature cinématographique même dans sa capacité de sonder en l'image. Une beauté que la comédienne de Juste sous vos yeux se targue justement de pouvoir contempler sans peine, naturellement, l'accompagnant à travers les jours. Bien sûr cette beauté n'est pas sans une certaine mélancolie parfois, ou même une terreur sourde, simplement elle peut également en surgir, ou bien Hong Sang-soo peut la faire surgir. C'est le rôle de Hong Sang-soo en tant que cinéaste : filmer les choses, comme parties, multipliables à l'infini, de la vie, de telle manière à en faire sortir une grandeur dans toute leur superficielle beauté. Se confronter à une réalité donc sans se faire écraser par elle, sans s'y perdre comme dans une évidente mais insidieuse abysse.


Introduction et Juste sous vos yeux sont donc séparément deux très bons films, ensemble ils forment surtout un immense chef-d’œuvre qui marque 2022 en tant que porte d'entrée et de sortie. Entre les deux, un couloir, immense, sans fin, que Hong Sang-soo filme dans sa fragmentation permanente et ses reconfigurations. Il rappelle surtout que la porte est avant-tout dans une mise en scène modeste mais profonde dans son traitement même du champ, qui accorde une dignité à ses personnages en acceptant de s'y soumettre tout en en tirant une beauté. Une beauté à la fois transcendante et part intégrante du plan en tant que tel, juste sous nos yeux donc.

https://www.senscritique.com/film/introduction/critique/264358312

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le 20 nov. 2022

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