Dans la galaxie en triste expansion du blockbuster, il est recommandable de revenir de temps à autre aux fondamentaux : pour savourer, et comprendre à quel point le savoir-faire en terme de cinéma peut transcender n’importe quel ressort dramatique.


Sur ce plan, Jurassic Park est exemplaire. Dans la lignée de Jaws, l’un de ses premiers succès, Spielberg concentre tout son talent pour faire frissonner son spectateur de plaisir. Mais alors que le premier se bornait à l’expression d’une menace presque invisible, les moyens techniques innovants permettent au cinéaste d’embrasser pleinement ses ambitions en termes de spectacle.


Jurassic Park est donc une créature monstrueuse, sémillante en diable, destinée à tout raser sur son passage et qui ne lésinera sur aucune des techniques de séduction à sa disposition.
Dans Jaws, la thématique du divertissement était déjà l’un des enjeux : le tourisme de masse empêchait qu’on ose fermer les plages, les transformant en buffet à volonté pour la bête affamée. Ici, Spielberg va plus loin, puisque le parc d’attraction ne voile jamais l’exploitation de sa mise en abyme : sous l’égide d’un mentor qui passe son temps à répéter qu’il a « dépensé sans compter », toute l’exposition (qui n’est pas avare de longs et calmes dialogues) se borne au cadre assez contraignant d’un rail, celui sur-lequel les voitures doivent se déplacer.


C’est là l’une des grandes malices du maitre, et l’un de ses atouts : avoir compris qu’en matière de séduction, la longueur des préliminaires présage de l’intensité du frisson à venir. Après des apparitions savamment détournées (une description glaçante des raptors par Sam Neil à un enfant qui n’en demandait pas tant, des squelettes çà et là…), place au show : Spielberg nous refait son grand classique, à savoir le plan sur le visage d’un personnage estomaqué et souligné par la musique de Williams avant que de nous donner accès au contre-champ spectaculaire.


Mais là aussi, tout procède par étape : si l’enthousiasme scientifique et enfantin est de mise, celui-ci n’est pas suffisant. La place accordée aux enfants est en ce sens essentielle. Au-delà de l’apprentissage nécessaire des adultes à dompter cette race inégalable de monstres, un thème éminemment spielbergien, le cinéaste affirme un autre degré de compréhension de leur rapport au monde : la magie du conte ne fonctionne pas sans danger.


Sur ce rail magnétique, rien ne va donc véritablement fonctionner : les créatures n’apparaissent pas, et la nuit succède à l’ennui : c’est la panne, dans tous les sens du terme ; et pour relancer la machine, il va falloir la mettre à mal : briser le trop lénifiant et trop organisé plan d’ensemble pour faire de ses fragments comme autant de zones érogènes, d’intenses pépites d’enternainment. C’est le son qui précède la tempête (le silence, la vibration d’un pas sourd, le crissement des griffes sur le sol) la vue qui se diffracte dans un kaléidoscope d’écrans (un rétroviseur, un toit de verre qui s’écrase sur les enfants, une paroi d’inox qui se transforme en miroir, un hublot) : c’est dans le détail que se loge le frisson.


La leçon est en tout point admirable, d’autant qu’après des débuts un peu laborieux, le rythme ne retombera jamais, la destruction s’invitant à la danse sans qu’aucun retour à la normale ne soit envisageable. Jurassic Park, c’est la grande défaite de l’homme qui pensait maitriser la machine à cash, pour mieux honorer celle du véritable maitre à bord, le dieu invisible qui orchestre le chaos. Malice virtuose, qui permet de prendre le beurre et son argent, non sans mérite : à l’origine de sa franchise dont il est désormais le lucratif producteur, Spielberg gagne sur sa descendance, dont le cynisme (cf. les mises en abyme on ne peut plus putassières de Jurassic World) a gâché l’esprit. Tout simplement parce que face à ses immenses jouets, il a su garder le regard émerveillé et merveilleux de l’enfance.


https://youtu.be/i5ROI2psoo0

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le 12 janv. 2018

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Sergent_Pepper

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