Pour tenter d'expliquer les différents niveaux auxquels je trouve que ce film est un échec, je vais commencer par prétendre cinq minutes ne pas avoir perçu le s u b t i l aspect politique (cette vanne était pas une première attaque hein, le film tend évidemment pas à cacher cet aspect, au contraire) et vais en parler comme d'un pur objet de divertissement ciné.


En premier lieu, je reproche au film son écriture, boursouflée d'incohérences, et surtout d'un manque absolu de finesse. Je pense déjà à cette sous-intrigue, la romance avec cette brave Zazie Betterave (ça c'est du matricule).


Le problème vient du fait qu'on a une tentative de créer un coup de théâtre bouleversant en révélant qu'en fait cette relation était fausse depuis le début, sauf que pour ce faire on est bien forcé de faire croire au spectateur qu'elle est vraie ; mais, alors deux possibilités apparaissent : soit le spectateur comprend qu'elle est un fantasme du protagoniste, et s'en fout, puisqu'il la sait fausse, soit il ne le comprend pas, et elle lui apparaît alors idiote et incohérente, et il s'en fout. Bref, le film compte plus sur la valeur choc que sur l'implication émotionnelle ; à mon sens, ce principe qui s'applique ici à une sous-intrigue est vrai pour tout le film, qui privilégie constamment le frisson à l'émotion, en bon produit hollywoodien calibré.


Dans le même style, la patate que met Thomas Wayne à Arthur, ou son agression par les employés de Wall Street. Une des nombreuses preuves de la stupidité du film qui traite de la violence de classe en la représentant comme des agressions physiques... Ça pourrait fonctionner dans un autre contexte, mais le film se voulant dénonciateur d'une certaine réalité sociale, ça échoue ici.


Bon, un autre problème, que tout le monde a mis en avant : c'est Taxi Driver et la Valse des Pantins, l'intelligence et la beauté moins, la lourdeur et le frisson en plus. Et je dis ça alors que je suis loin d'être particulièrement fan de ces deux films et de Scorsese en général ; simplement je leur concède volontiers bon nombres de qualités que ce film n'a pas. Dès lors quel intérêt de nous reproposer la même histoire, d'autant que le film actualise même pas le contexte spatio-temporelle des intrigues - mais je m'arrête là sur ce point, j'y reviendrai.


À côté de ça, la mise en scène. En fait c'est clairement une réalisation adolescente, qui tente à tout prix d'iconiser son personnage, de le rendre cool, d'où toutes les séquences clipesques qui sont certes divertissantes, mais qui desservent en fin de compte le film, puisqu'à côté de ça nous manque l'émotion, une réalisation intimiste et plus naturaliste qui permettrait de réellement mettre en scène la réalité dans laquelle évolue du personnage.


J'entends que c'est parce qu'on « adopte le point de vue du personnage », qui dans sa propre fiction est un héros ; mais même là ce choix de point de vue est révélateur : le film fuit la réalité qu'il prétend dénoncer, mais j'y reviendrai aussi...


Et de même que l'écriture pêche par lourdeur, la réalisation est souvent grossière : encore une fois, la séquence de révélation, durant laquelle on apprend que la romance d'Arthur était un pur produit de son imagination. Est-ce que c'était vraiment nécessaire de montrer la fille disparaître sur les flashbacks, est-ce que le film prend à ce point ses spectateurs pour des idiots ? C'est dommage parce que ça plombe encore davantage la scène pourtant déjà bien lourde, et achève de détruire complètement le peu d'intérêt qu'on pouvait lui porter...


Pour faire la transition avec l'aspect thématique du film, j'aimerai aborder un dernier point : le contexte spatio-temporel. Pourquoi avoir choisi les années 70 ? C'est quand même une question qui me paraît essentielle et que pourtant – je me trompe peut-être – j'ai rarement l'impression de voir abordée... On répondra simplement que c'est en hommage aux films de Scorsese suscités, qui sont des sources d'inspiration majeures du métrage.


Voilà qui est à mon sens révélateur. On touche au creux du problème avec ce film : c'est un pur produit Hollywoodien qui veut faire du social. On veut faire du social, mais on veut pas non plus se salir les mains.


Du coup, exit la précarité sale et laide d'aujourd'hui ; et à la place, celle des années 70, qui, irradiée de l'aura du Nouvel Hollywood et de la nostalgie, est infiniment plus jolie et agréable à supporter pour les bourgeois derrière le film ; les enseignes néons des salles pornos, les sacs poubelles et détritus qui jonchent le sol, oui, c'est sale, mais c'est un sale loin, un sale auquel se rattache tout une imagerie que la bourgeoisie a long fait de se réapproprier...


Sauf que ce faisant, le film s'éloigne du réel et donc de son prétendu propos, en témoignent ces lumières esthétisantes de studio dans lequel baigne toute la photographie en intérieur.


La question sociale ? On l'expédie en deux phrases chez la psy « L'état ne nous donne plus d'argent on doit fermer » ; on l'entend vaguement au loin, lorsque la radio nous parle d'une grève d'éboueurs, mais jamais on ne la verra cette grève, jamais on ne verra cette lutte sociale, sauf vers la fin dans les quelques manifestations que Arthur traverse rapidement.


Et là encore, le film révèle son caractère bourgeois nombriliste, puisqu'il parle des prolos, mais ne les envisage que dans leur rapport aux riches : les pauvres ne parlent que des riches, ils les détestent, et quand ils manifestent, c'est contre les riches...


Sauf que tout le monde s'en fout des riches en vrai... à part les riches. Les prolos ne passent pas leur vie, fulminant de ressentiment dans leur coin, à les détester, ça c'est clairement juste un fantasme de bourgeois, je peux pas m'expliquer autrement l'obsession du film sur ce sujet. Les prolos ont déjà leurs problèmes à régler, et d'ailleurs c'est autour de ceux-ci que s'organisent les luttes, pas contre les riches... (Ironiquement, le film est sorti presque en même temps que le début du mouvement des gilets-jaunes, qui a été une magnifique et éclatante preuve d'à quel point il tombe à côté de la plaque)


En fin de compte tous les choix de narration trouvent leur explication si on les observe sous cette angle. Prendre comme protagoniste un marginal fou vivant à une autre époque est pratique pour un cinéaste qui, pourtant perché dans sa tour d'ivoire, souhaite filmer ce qui se passe en bas : puisque le personnage est fou, on adopte son point de vue et on n'a pas à représenter la réalité sociale qu'on ne connaît pas, puisqu'il est marginal il reste dans son coin et on n'a pas à écrire des dialogues avec la voix, le langage des prolos, qu'on ne connaît pas, puisque ça se passe à une autre époque, on n'a pas besoin de représenter la précarité moderne qu'on ne connaît pas.
Vraiment je comprends pas comment on peut ressentir quoi que ce soit face à un film qui dégouline à ce point de facticité.


Enfin, sur le traitement de la folie...


J'ai un gros problème là aussi. Je vais pas forcément parler de la manière très erronée dont le film la traite (je suis absolument pas qualifié, c'est pourquoi je m'en remets plutôt aux nombreux témoignages de gens censés s'y connaître mieux
https://www.theguardian.com/film/2019/oct/21/joker-mental-illness-joaquin-phoenix-dangerous-misinformed
https://eu.usatoday.com/story/entertainment/movies/2019/10/23/what-joker-movie-gets-right-wrong-about-mental-illness-violence/3978028002/
https://www.insider.com/what-joker-gets-wrong-about-mental-illness-2019-10
– juré, j'ai pas fait le tri pour choisir ce qui me convenait, j'ai littéralement pris les premiers liens que j'ai trouvé en tapant ''joker représentation réaliste folie'' en anglais)


Comparons ce qui est comparable : prenons la « Valse des pantins », l'histoire d'un marginal, vivant chez sa mère, qui rêve d'imiter son idole, un comédien de talk-show, en devenant lui-même humoriste (vous admettrez qu'à première vue ça paraît largement comparable).


Dans la Valse des pantins, on épouse pas complètement le point de vue du protagoniste, et sa folie s'exprime de manière bien plus subtile que chez Joker, dans le comportement obsessif du personnage, qui, de par son décalage avec la société, donne lieu à plusieurs séquences de pur malaise (cette scène géniale et la confrontation qui s'en suit, où il emmène la fille qu'il a réussie à impressionner chez Jerry Lewis, sans l'accord de ce dernier).


Or, ce malaise est un élément essentiel du film, parce qu'il nous permet d'éprouver avec une grande finesse et justesse, malgré sa folie, sa maladresse et même son comportement parfois franchement inquiétant, le mal-être du personnage, ses difficultés, à nous le rendre touchant, sans que sa détresse soit jamais exacerbée, on est juste les observateurs silencieux des conséquences de sa psychose sur lui et son entourage.
En confrontant la folie de son personnage, qui n'est pourtant pas mal intentionné, à la société qui le traite froidement (quand il attend des heures durant dans ces larges bureaux, alors que la secrétaire attend juste de lui qu'il se casse), Scorsese fait naître le malaise, qu'on ressent et qui nous permet de comprendre à une petite échelle la difficulté que peut éprouver le protagoniste au quotidien.


Dans Joker, on a jamais accès à ce genre d'émotion, parce que Todd Philipps n'a pas la moitié de l'intelligence de Scorsese et surtout il comprend pas ce qu'il filme, et donc filme ce qu'il ne faut pas...


Prenons donc le malaise, qui jouait un rôle central dans la Valse des pantins (ce qui est aussi vrai pour Taxi Driver d'ailleurs, notamment quand Travis emmène la fille qu'il veut draguer dans un ciné porno) ; chez Joker, on a également droit à une séquence gênante, où le personnage monte sur scène et ne parvient pas à faire ses blagues à cause de son rire pathologique. Sauf que la séquence est entièrement centrée sur lui, on n'a jamais accès à la perception du public ; et pire, elle est tout de suite après ellipsée ; on rajoute un peu de musique pour écourter la scène et on passe à autre chose.


Philipps est tellement obsédé, non pas par son personnage, à qui il ne cherche pas à rendre justice, mais par son acteur qu'il se refuse à lui opposer un contrechamp, à confronter la folie du personnage à la norme de l'altérité ; une absurdité, puisque évidemment il n'y a folie que face à la norme, et donc le film, en ellipsant le malaise, évite son sujet, trop concentré qu'il est à immortaliser la performance actorale. À la place, pour nous faire ressentir de l'empathie pour ce personnage, on choisit la facilité : on essaye vainement de le rendre cool, on lui fait s'abattre moult merdes sur la gueule, on adopte un point de vue misérabiliste et paternaliste...


Donc, on traite la folie selon un fantasme pubère, en la rendant cool et anarchiste, quand elle est bien plus souvent douloureuse et auto-destructrice... Ce que la Valse des pantins révélait brillamment. Par exemple durant sa séquence finale génial, dans laquelle le personnage parvient enfin à faire son sketch... et est drôle. Alors qu'il décrit tous les malheurs qu'il subit, qu'il affiche et tourne en dérision sa souffrance, il parvient à nous faire rire, et ça l'en rend d'autant plus touchant.


En fait je trouve que l’événement que la sphère culturelle a réussi à créer autour de Joker est assez inquiétant, parce que c'est faire l'apologie d'un cinéma engagé superficiel, qui refuse de traiter le fond de son sujet, refuse de parler du réel au profit d'un fantasme nostalgique distant et inoffensif, refuse de laisser la place à l'émotion pour ne nous apporter que la jouissance de la satisfaction immédiate du spectacle à frisson (en témoigne cette fin extrêmement théâtrale, usant d'une image iconique à souhait, à grand renfort de musique emphatique...).


Il aura au moins eu le mérite d'attirer l'attention sur Taxi Driver et surtout la Valse des pantins, pas forcément le plus connu de Scorsese et pourtant un des meilleurs il me semble du peu que j'ai vu de lui...

VizBas
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le 6 nov. 2020

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VizBas

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