Film radical et culte, Johnny got his gun est la seule réalisation de Dalton Trumbo, scénariste mythique un temps marginalisé par la fameuse liste noire sous McCarthy. Nous sommes en 1971, et c’est peu de dire que de l’eau a coulé depuis son retour en grâce, à l’occasion du Spartacus de Kubrick en 1960.


L’œuvre a sans doute gagné ce titre de référence par sa propension à se situer au carrefour de toutes les guerres : le roman, de Trumbo lui-même, traite de la Grande Guerre, mais est publié deux jours après le début de la deuxième guerre mondiale, en 1939 (il ne sera réédité qu’en 45), et se voit adapté en pleine guerre du Vietnam : ainsi s’explique la pérennité de cette fable antimilitariste dont le réquisitoire prend des proportions universelles.


De la guerre, on saisit l’absurdité sur plusieurs plans : c’est d’abord, inévitablement, un procès de la hiérarchie militaire, et de toute forme d’autorité (ainsi de la figure du père, mais aussi de l’église, fustigée à plusieurs reprises), cautionnant l’horreur et la destruction au nom de valeurs dont on ne sait plus le sens. Si cette dénonciation n’a rien de nouveau, Trumbo la double d’une approche intéressante dans la place donnée à l’individu et sa souffrance. Figure archétypale de l’aliénation, Johnny n’est plus qu’une blessure béante, le résultat figé d’une explosion d’obus, l’incarnation, dans la chair suppliciée, de ce qu’est la mort d’un soldat dans les tranchées ; à la différence, de taille, que la vie se maintient, et surtout, qu’elle s’accompagne d’une conscience.


Le cœur du projet réside dans cette posture : donner, par l’entremise de la voix off, la parole à celui qui n’est plus véritablement de ce monde, mais peut témoigner sur lui. Le récit dérive ainsi vers une sorte de parabole philosophique sur la conscience, voyage mental qui alterne souvenirs (en couleur) et présent (en noir et blanc), parcours d’une vie révolue de valide, épisodes structurants bientôt infectés par la conscience morbide du réel. Un procédé fragmentaire et expérimental que reprendra avec brio Bob Fosse dans All that Jazz en 1979.


Esthétiquement, c’est un foisonnement assez audacieux, la couleur laiteuse renvoyant à l’esthétique des films de De Palma, et les images baroques de la mémoire convoquant certains des délires felliniens, ou des expérimentations de Resnais… C’est là que le film pêche un peu, reproche qui peut sembler incongru pour une œuvre censée traverser les âges de par la force de sa diatribe : l’imagerie a vieilli, et les symboles ou les images (comme les interventions de Sutherland en Christ, par exemple).


Reste l’essentiel : une réflexion assez passionnante sur la conscience humaine, et la définition de ce qui reste de l’homme lorsqu’on lui a tout enlevé : l’élan furieux vers une prise de parole. D’abord par les sens, dans ce très bel échange érotique avec l’infirmière, avant la maturité d’une revendication, mise en abyme assez nette du film lui-même : l’exhibition dans les foires (à l’exemple des grands modèles de cinéastes défricheurs de terres inconnues, après le Freaks de Browning et avant l’Elephant Man de Lynch) puis l’exigence d’une euthanasie.


L’inaction terrible du dénouement est en cela la coda d’un pamphlet définitif : si le monde n’est pas prêt à satisfaire la demande de son crucifié, comment peut-il s’accommoder des horreurs qui l’ont conduit à un tel état ?


(7.5/10)

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le 7 juin 2018

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Sergent_Pepper

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